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Si le Créole pouvait parler…, Alain Dorville

« Si  le créole pouvait parler … » est un article qui a été rédigé par Alain DORVILLE. Ce psychologue guadeloupéen a choisi, à travers  ce texte, d’interpeller tout un chacun sur la situation du créole. Ce « déjà là », tel qu’il pourrait éventuellement le dire, qui définit les perceptions et les représentations de toutes personnes issues d’un territoire créolophone, autrement dit l’un des éléments cruciaux déterminant l’expérience humaine de chacun de ces Êtres. Il donne ainsi la parole à l’idiome et devient passeur des messages que la langue souhaite, selon lui, partager avec les uns et les autres. Prisonnière de carcans qui résultent tant du processus d’aliénation que des dynamiques suscitées par le désir de la préserver, elle interpelle directement chacun d’entre nous afin de convier à revoir la relation que nous pouvons nourrir avec elle et donc avec nous-mêmes. Suite à la célébration de la journée internationale du créole qui a lieu le 28 octobre, il est intéressant de (re)parcourir cet écrit :

            « Jadis bafouée, interdite, détestée, la Langue Créole est aujourd’hui revendiquée, légitimée, revalorisée. Nous l’avons rencontrée. Elle a bien voulu nous confier des messages à l’intention de tous ceux qui s’intéressent à elle:

A ceux qui me détestent ou me méprisent…
Je connais la raison de votre haine. C’est votre sentiment que je suis un obstacle à votre humanité, une entrave à votre épanouissement sur la scène du monde. Sachez que je ne suis pas la cause de cela, mais qu’au contraire, à partir de moi, vous pouvez accéder à d’autres langues. Sachez aussi que je n’ai pas le pouvoir maléfique de causer l’échec scolaire, ni, comme on le prétend aussi, de le combattre. C’est l’usage que l’on fait de moi qui peut entraîner ceci ou cela. Je ne suis ni sale ni propre, ni vulgaire ni polie. J’ai les mots pour tout dire, mais je ne dis que ce que l’on me fait dire.
Parents d’élèves…Vous ne connaissez de moi que les clichés erronés que l’École a affichés sur son pavillon. Alors vous croyez bien faire en protégeant vos enfants de moi. Mais sachez que je suis le ciment des relations qui entourent vos enfants et que je suis aussi l’ouvrière de leur jeune intelligence. Encore faut-il qu’on me permette de travailler. C’est vous qui pouvez décider.
Enseignants…On ne vous charge plus de me diaboliser. Au contraire, on vous habilite pour m’enseigner comme une langue régionale. On a même institué un diplôme professionnel pour m’enseigner. Mais vous savez bien que je ne suis pas un simple langue régionale, objet d’apprentissage. Je suis le déjà-là sans lequel aucun apprentissage n’est possible pour la majorité de vos élèves. Si vous le savez, dites le. Car le silence complice est la garantie de ceux qui cherchent subtilement à m’éliminer de la relation pédagogique.

A ceux qui m’interdisent…
Je vous invite à tirer les leçons du passé, car mon histoire témoigne de ma capacité de résistance aux interdits. J’ai appris à tisser ma trame dans les coulisses de l’illégalité. Plus on tente de m’étouffer, plus je me développe, car je me nourris de l’émotion dans l’intimité des relations humaines. Vous l’avez déjà compris : pour communiquer efficacement avec mes locuteurs, il faut passer par moi.

A ceux qui me défendent…
Je vous défends de me défendre contre les hommes, car je leur appartiens. Je ne vis que par eux et pour eux. Je veux bien disparaître dans l’oubli si c’est leur choix. Je veux bien être utilisée comme un « marche pieds » pour apprendre d’autres langues si c’est leur intérêt. Je veux bien partager avec d’autres langues l’espace de la parole. Je veux bien occuper s’il le faut un strapontin, si telle est la condition du développement et de la libération de mes locuteurs.

Vous parlez en mon nom, vous me fêtez… J’en suis très honorée, mais je préfère que vous parliez au nom de mes locuteurs. Je suis langue maternelle, et je n’ai de raison d’être que le bien être de mes enfants. De grâce, n’immolez quiconque en mon nom, ne condamnez ni ne persécutez ceux qui me refusent ou me rejettent tandis qu’ils me font vivre par la parole.
Je refuse d’être l’alibi de la discorde car le suis le trait d’union. Je ne veux pas des honneurs et des diplômes souillés par les pleurs que vous aurez provoqués au nom de ma défense.

A ceux qui m’utilisent…
Toi, l’homme de la rue, toi la marchande, c’est à vous que je dois la vie. Mes mots et mes règles viennent de votre bouche. C’est pour cela qu’ils ne sont pas figés dans le passé et dans la tradition. Les anciens me conservent et les jeunes me renouvellent. J’ai besoin de tous, c’est la censure qui me tue. Parlez moi, mal, mais parlez moi. Ne soyez pas impressionnés par les critiques, savants et académiciens.
Poètes, écrivains, chanteurs… Je suis flattée d’être choisie par vous comme support de vos créations. Vous êtes mes défenseurs les plus efficaces car vous vous adressez à la sensibilité et vous créez l’émotion. J’aime le langage de l’innocence et de la naïveté, car il est puissant. J’ai horreur des tracts et les idéologies me fanent. Trempez vos plumes dans l’encre de vos cœurs et mes mots sauront dire votre vérité.

A ceux qui m’étudient et cherchent à me décrire
Linguistes, historiens, chercheurs … Je sais que je porte en moi les réponses de l’humanité, alors servez-vous de moi. Mais n’oubliez jamais que je ne suis ni objet de laboratoire, ni archive poussiéreuse. La norme me fige. Je me réjouis seulement de traverser le temps et les océans pour transmettre les émotions et les sentiments. Je préfère être mal mais beaucoup parlée, plutôt que bien écrite, décrite, prescrite. Certes, mon destin est de m’enrichir et de me standardiser, mais de grâce, laissez moi le temps de mûrir naturellement. Je ne suis pas jalouse des langues qui sont cristallisées dans les dictionnaires ou dans les traités de linguistique. Alors ne me forgez pas des mots pour rivaliser avec les langues qui sont plus vieilles que moi. Étudiez moi vivante, dans la rue et les foyers, changeante comme les jours qui passent.

A la Langue Française, ma sœur nourricière…
Tu es plus ancienne, plus grande et plus forte que moi, mais comme moi, tu souffres de la sottise de tes défenseurs qui cherchent à te protéger en t’isolant des autres langues. On m’a mortifiée en ton nom, ridiculisée en ton nom, mais je sais que tu n’y es pour rien. Tu me prêtes tes mots lorsque les mots me manquent, mais on déplore cela et on me dit en péril à cause de toi. Lorsque c’est moi qui te prête mes mots et mes images, on dit que je te salis. Tant pis ! Nous savons bien que nous sommes plus fortes ensemble que séparées, et que notre mission est la même : servir l’Homme.

A tous !…
Qui croyez me servir sans servir les hommes, les femmes et les enfants de ce pays, en vérité vous me trahissez, car je ne suis que ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent. Ne cherchez pas à me protéger, mais protégez-les, libérez-les afin qu’ils se réconcilient avec moi et avec eux-mêmes. »

 

Alain DORVILLE

Source : http://www.potomitan.info/index.php

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