Salikoko S. Mufwene : à propos de l’émergence des langues dites créoles

Originaire de la République démocratique du Congo, Salikoko S. Mufwene est un linguiste qui, depuis de nombreuses années, consacre ses recherches à l’évolution du langage et à l’émergence des variétés coloniales des langues européennes et indigènes africaines. Professeur à l’université de Chicago, il est l’auteur de divers ouvrages dans lesquels il présente une approche écologique de l’évolution des langues. Nous nous sommes entretenus avec lui afin de découvrir les théories qu’il présente concernant l’apparition des langues dites créoles.

 

Qu’est-ce qui justifie votre intérêt pour les langues dites créoles ?

 

C’est un intérêt qui est suscité par les dynamiques qui sont nées de l’adaptation des populations d’origine africaine qui ont été amenées à travailler sur les plantations du Nouveau Monde. Ces populations se sont adaptées culturellement et linguistiquement. Elles ont participé à un syncrétisme qui est intéressant. Les langues créoles ne sont pas entièrement nouvelles. Elles ont évolué du contact des langues. Pour moi, il s’agit là d’un processus d’hybridation qui permet de constater comment les langues peuvent se mélanger à partir d’éléments en provenance de plusieurs langues en contact.

Pourriez-vous expliquer ce que sont le syncrétisme et l’hybridation ?

 

Le syncrétisme est le processus qui se crée lorsque des éléments culturels s’ajustent à une nouvelle écologie et donnent des formes nouvelles. Par exemple, on peut considérer les pratiques religieuses venues de l’Afrique qui ont été préservées dans le Nouveau Monde, mais qui y ont évolué en des formes nouvelles. J’ai pu observer des cérémonies de Candomblé au Brésil et j’ai pu constater une influence portugaise dans les pratiques. Les divinités sont représentées la plupart du temps en costumes portugais plutôt qu’en vêtements traditionnels africains. Quand on observe aussi les représentations, on voit généralement un élément européen. La complexion peut être noire et les yeux bleus. Le syncrétisme, on le voit aussi dans les pratiques religieuses en provenance de l’Europe. On peut voir une Sainte-Marie qui est noire, mais qui a des traits morphologiques européens et des yeux bleus. Cela peut faire penser à une contradiction. Mais, ce sont plutôt des mélanges qui naissent d’associations d’éléments qui se sont retrouvés en contact dans une société nouvelle.

L’hybridation c’est un peu comme on peut le voir en génétique, en biologie. Un enfant c’est un organisme hybride entre les gênes des parents. Alors, quand on regarde le phénotype de l’enfant on voit qu’il y a des traits qui viennent du côté de la mère et des traits qui viennent du côté du père. Pour les langues créoles, c’est un peu cela. On a un enfant avec des parents d’origines différentes, on l’observe et on peut voir qu’il y a des traits qui viennent d’une langue dominante. En Guadeloupe, il s’agit du français. En Jamaïque, c’est l’anglais. Mais, ce n’est pas le français ou l’anglais tel qu’il est venu de l’Europe. Il s’agit d’une autre chose qui a été influencée par les langues africaines. On cherche donc à savoir comment cela s’est produit. Il y avait en fait une langue cible. Les populations serviles d’origine africaine étaient contraintes de fonctionner dans la langue coloniale européenne. Mais, à cause de la ségrégation entre les populations européennes et les populations d’origine africaine, l’apprentissage n’était pas parfait. D’ailleurs, aucun apprentissage n’est parfait. Cela dit, il y avait là des conditions ne permettant pas d’éviter l’influence des langues africaines. Ce sont des influences de plusieurs langues africaines qui étaient aussi en compétition entre elles. Et, les choses deviennent alors assez complexes. Le modèle pour comprendre cela est celui qui s’applique à l’épidémiologie, plutôt qu’à la biologie animale.

Vous parlez d’apprentissage, mais tout cela se passe durant la période de l’esclavage. Les échanges entre Européens et Africains n’étaient pas des contacts permettant des situations de communication identiques à celles que l’on pourrait avoir de nos jours au quotidien et bon nombre d’Européens ne pratiquaient pas forcément le français durant cette période. Peut-on donc vraiment parler d’apprentissage ?

 

Tout le monde ne devait pas apprendre la langue cible à partir des locuteurs d’héritage, autrement dit des Européens. Il est aussi vrai qu’il y avait des Européens qui ne parlaient pas encore le français à cette époque. En fait, il faut périodiser l’implantation des populations dans la colonie et il faut y introduire la notion de structures de populations qui nous permet de tenir compte de la ségrégation entre les populations européennes et les populations africaines. Mais, il y a aussi la notion de classe sociale qu’il faut introduire afin de déterminer qu’elles sont les populations européennes qui interagissaient fréquemment avec les populations africaines. Il y avait, par exemple, les engagés qui appartenaient à la souche basse et dont le statut était à peine meilleur à celui des Africains. Ce sont eux qui interagissaient fréquemment avec les populations africaines. Les engagés eux-mêmes n’étaient pas forcément locuteurs du français. Certains d’entre eux apprenaient le français en même temps que les Africains. Lorsque l’on parle des influences africaines, on devrait aussi considérer des influences substratiques européennes comme les patois qui n’avaient rien à voir avec le français. Quels rôles ont-elles joués dans la construction de ces nouvelles langues ? Aussi, pour les populations d’origine africaine, il faudrait tenir compte de la distinction entre les créoles qui sont présents durant la période d’habitation et les autres populations qui sont venues plus tard pendant la période de plantation.

On se retrouve donc dans une situation que je compare souvent à la diffusion du français en Afrique. Au début, il y a des colonisateurs qui sont arrivés et qui avaient besoin d’interprètes. Ils ont formé des interprètes qui ont appris des approximations du français qui étaient assez proches de la version européenne. Par la suite, surtout après l’indépendance, les Africains ont appris le français d’autres Africains qui avaient appris le français. On en arrive à la formule de Robert Chaudenson qui est « approximations des approximations des approximations ». Ce qui se passe c’est qu’à chaque fois que quelqu’un apprend la langue de quelqu’un d’autre. Il n’y a pas dans de tels cas un apprentissage qui permet de reproduire fidèlement la façon de s’exprimer de la personne modèle. Quand il y a plusieurs modèles, il y a de plus en plus de divergences entre la langue introduite au début et celle parlée finalement. Pour les parlers créoles, c’est la même chose. Mais, l’équation devient beaucoup plus complexe dans le cas des parlers créoles parce que les modèles sont divers. Il y a les locuteurs d’héritage, les engagés qui n’étaient pas des locuteurs d’héritage, mais pour les Africains ce sont des Européens donc ils les prennent comme modèles. Aussi, il y a les Créoles noirs qui pendant la période de l’habitation avaient des contacts réguliers avec les Créoles blancs et qui parlaient plus ou moins de la même façon parce qu’ils ont grandi dans le même milieu alors qu’il n’y avait pas encore de ségrégation résidentielle. Plus tard, lorsque les plantations se sont développées et que la taille démographique de chaque population grandissait, on a introduit la ségrégation. En plus de cela, de plus en plus d’Africains n’avaient pas accès au modèle d’héritage européen. Ils avaient des modèles africains. La langue est alors devenue de plus en plus différente. On pourrait bien penser les créoles comme de nouveaux dialectes de langues européennes influencées par des langues autres que la langue européenne d’héritage. 

Vous ne considérez donc pas qu’il y ait une origine africaine aux langues dites créoles ?

 

On ne devrait pas supposer une origine africaine parce que la situation était telle que les Africains n’avaient le plus souvent pas le loisir d’utiliser une langue africaine pour parler entre eux. Et, les Africains qui vivaient dans la même plantation parlaient des langues multiples. Mais aussi, leur condition servile leur imposait de fonctionner dans la langue coloniale européenne.

Ce qui est arrivé c’est plus ou moins comme le latin qui a été exporté en Gaule. Quand les Gaulois ont appris le latin, ils l’ont modifié. Après le départ des Romains de la Gaule, il y a des Gaulois qui parlaient le latin vulgaire entre eux et alors le latin s’est transformé pour devenir le vieux français. Le vieux français a continué, au fil du temps, à diverger davantage par rapport au latin et est devenu ce que nous connaissons aujourd’hui comme français. Et, il existe aussi en réalité des variétés dialectales multiples. Il en est de même du créole. La ségrégation établie par les Européens a conduit à la divergence grandissante du français par les populations africaines.

Même après l’abolition de l’esclavage et tous les changements qui sont arrivés, la façon de parler des Noirs est devenue une sorte de marque identitaire. Les gens se plaisent à s’exprimer d’une certaine façon pour ne pas être confondus avec les autres. Ceci est particulièrement vrai, car la population d’origine africaine est majoritaire.

Il est aussi vrai que les personnes qui interagissaient davantage avec les populations d’origine européenne ne parlaient pas de la même façon que ceux qui interagissaient peu avec eux. Parmi les gens d’origine africaine, les Créoles et les Bossales n’interagissaient pas nécessairement régulièrement. Donc, on peut voir qu’il y a aussi un continuum dans la façon dont le créole est parlé. Il y a le créole qu’on appelle basilectal qui est le plus différent du modèle européen, contrairement à la variété mésolectale qui est plus proche du français.

Quand on considère les langues dites créoles dans la Caraïbe, on a souvent l’impression qu’elles véhiculent une conception du monde qui est identique. Peut-on alors considérer que l’évolution d’une langue peut être liée aux représentations qu’ont les peuples avant même l’apparition de cette langue ?

 

Je crois que vous faites là allusion aux cas de ressemblance de famille, family resemblance en anglais. Il y a des choses qui sont semblables, mais il y a aussi pas mal de différences. Par exemple, dans la musique il y a certains rythmes largement influencés par l’Afrique, mais on y trouve aussi des différences. On peut retrouver dans les musiques traditionnelles en Guadeloupe et en Martinique l’utilisation de l’accordéon, mais on ne retrouve pas cet instrument dans toutes les îles. Si on considère le reggae de Jamaïque, il est bien différent du zouk aux Antilles ou du compas en Haïti. Et, la différence entre Haïti et les Antilles françaises est aussi intéressante. Bien qu’Haïti ait été colonisé par la France, on doit tenir compte du fait que le territoire soit devenu indépendant dès le début du XIXe siècle alors que les autres colonies sont plus tard devenues des départements français d’outre-mer. Cette évolution différentielle explique une partie des différences entre ces territoires. On parle, par exemple, de « cuisine créole », mais il y a des particularités propres à chaque territoire. On trouvera toujours des différences. Il y avait une certaine culture coloniale qui était semblable d’un territoire à un autre, mais on ne peut pas dire qu’il y ait une conception du monde qui soit identique partout dans ces anciennes colonies européennes parce qu’on y parle des créoles, qui, après tout, sont différents entre eux.

Vous présentez la phase d’apparition du créole antérieurement à la période esclavagiste. Or, on entend généralement parler du créole comme étant une langue née durant la période de l’esclavage. Pouvez-vous donner quelques précisions à ce propos ?

 

Je pense que les points de départ des créoles se retrouvent dans la phase d’habitation mais que les créoles sont nés durant la phase des plantations. Cela ne signifie pas qu’on n’était pas dans la période esclavagiste pendant la première phase. Les habitations sont des domaines plus petits que les plantations. Supposons qu’il y ait seulement une vingtaine de personnes dans l’habitation, la ségrégation ne peut pas être maintenue parce que les uns ont besoin des autres ; surtout au moment où les Européens ne comprenaient pas bien le monde tropical. Ils avaient besoin du savoir des gens venus d’Afrique, qui étaient plus familiers avec l’écologie tropicale pour survivre. Donc, il y avait esclavage, mais il n’y avait pas ségrégation pendant la phase d’habitation.

Durant cette période, pour des besoins de survie, ce n’était pas dans l’intérêt des Européens d’instaurer la ségrégation. Et, quand on considère les Européens qui sont arrivés au début pendant la phase d’habitation, il n’y avait pas que des propriétaires. Il y avait aussi des ouvriers, des employés, des engagés. Les propriétaires qui venaient d’Europe ne vivaient pas dans le luxe. Il y avait donc à cette période pas mal d’interactions entre les Européens et les populations serviles. Pour d’autres raisons, il y a des enfants qui sont nés des unions mixtes entre les Européens et les Africains. Ces enfants parlaient la langue des Européens comme langue maternelle. Il y a eu une période d’au moins 20 ans entre cette période et la phase durant laquelle a été introduite la ségrégation. Mais on doit se rappeler aussi que les colons européens parlaient des variétés populaires, non standards de ce que nous appelons aujourd’hui français ou anglais, sans oublier ceux d’entre eux qui les parlaient à peine.

Il faut aussi prendre en compte le facteur de capital financier. Lorsque les Européens développent un capital financier leur permettant d’avoir de plus grandes plantations, progressivement la population servile est devenue numériquement de plus en plus importante et largement majoritaire. Ceci représentait un danger stratégique pour les populations européennes. Elles ont alors introduit la ségrégation pour se protéger. Ceci a diminué la fréquence des interactions entre les populations africaines et les populations d’origine européenne. C’est ce qui a conduit à ce qu’on appelle la « créolisation ». J’avoue que je n’aime pas parler de créolisation, car on n’arrive pas à définir ce concept de façon rigoureuse pour la recherche scientifique. Je parlerai plutôt de divergence qui aboutit à des variétés langagières qu’on appelle des créoles.

Donc, la structure des populations est importante pour expliquer pourquoi à un certain moment les Africains ne pouvaient pas avoir un accès régulier au modèle d’héritage européen et même lorsqu’il y avait un certain contact, il y avait d’autres dynamiques au sein de la population servile qui ont favorisé la divergence.

L’assimilation culturelle, bien que partielle, a créé des conditions similaires à ce que l’on voit en Afrique depuis l’indépendance des pays africains. Dans la mesure où il y a eu de moins en moins de contact avec les Européens, mais aussi parce que le français, dans le cadre des anciennes colonies françaises, s’est répandu dans la population africaine et les Africains entre eux ont communiqué de plus en plus en français. Ceci a favorisé des pratiques de plus en plus différentes. C’est ce qui s’est produit dans les plantations. En fait, on devrait surtout parler des évolutions de types parce que les évolutions de la langue française à Fort-de-France ne pouvaient pas être identiques à celles se produisant dans une plantation. En ville, la structure des populations était différente. Il y avait aussi une plus grande proportion d’Européens dans les milieux (plus ou moins) urbains. Les Africains avaient plus de contacts avec eux. Alors que dans les plantations, il y avait une plus grande proportion d’Africains, mais aussi d’engagés européens qui ne parlaient pas forcément français au départ.

On ne peut certainement pas simplifier l’apparition des créoles en affirmant que les Européens et les Africains ont été en contact sur un même territoire. Les Africains devaient alors apprendre la langue des Européens, mais l’apprentissage n’était pas fidèle ; donc cela aurait donné le créole. Ce n’est absolument pas cela. Il y avait aussi des Africains qui avaient une très bonne compétence dans la langue coloniale. Une population n’évolue pas de façon uniforme !

Précédemment, vous parliez d’écologie donc vous faisiez allusion à tout ce contexte dans lequel est apparue la langue. Est-ce bien cela ?

 

Exactement. L’écologie est aussi une notion qui est complexe. Il y a eu en fait une certaine cascade de facteurs écologiques. Il y a d’abord le facteur climatique qui a déterminé le type d’économie que les Européens ont développé dans les colonies. L’économie a conduit à une sorte de structure de populations. Là où on cultivait le café, par exemple, la ségrégation n’était pas aussi rigide que là où on a cultivé la canne à sucre. Le besoin de main-d’œuvre pour le café était moins important. Pour la culture de la canne à sucre, il fallait une très grande population africaine pour le travail dans les plantations. Les disproportions entre les populations européennes et africaines, les stratifications au sein de la population servile sont des éléments qui doivent être pris en compte.

Faut-il alors considérer que dès l’apparition du créole, il y a différentes variétés qui se créent qui sont liées aux conditions de vie des populations ?

 

Oui, dès le départ il y a des variations entre ce que les différentes souches de la population coloniale parlaient. Cette variation s’est restructurée plusieurs fois jusqu’à aboutir à un continuum entre la variété acrolectale, parlée par les Békés ainsi que par les Africains qui ont accédé à un certain niveau social, et la variété basilectale, parlée par des gens qui sont restés au bas de l’échelle socioéconomique et en milieu rural. Au milieu, on trouve plusieurs variétés qui peuvent ressembler davantage à des variétés du français parlé par les Békés ou davantage à la variété basilectale qui est parlée en milieu rural.

Mais, ceci est aussi une simplification, car on peut trouver dans la classe ouvrière des personnes qui parlent un français semblable à celui des Békés et on peut aussi trouver dans l’élite sociale des personnes qui parlent une variété semblable à celle du milieu rural. Cette simplification permet juste de comprendre où on a plus tendance à trouver les différents modèles.

Vous dites que ce qui a permis l’émergence du créole est le fait de tendre vers une langue cible, mais de nos jours il y a une cohabitation du créole et du français. Comment peut-il être possible que les 2 idiomes puissent être présents dans nos sociétés ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu une disparition du créole, selon vous ?

 

Cela se justifie par la question identitaire. La personne qui vit à la campagne n’est pas gênée de vivre à la campagne, elle n’est pas gênée par sa sous-culture qui est différente de celle de la population qui vit en ville. Et, en ville, on peut aussi constater les distinctions de cultures entre les gens qui vivent dans les quartiers opulents et les gens qui vivent dans les quartiers ouvriers. Ces personnes qui vivent dans les quartiers ouvriers parlent aussi une variété proche de la variété rurale. Les gens des quartiers opulents qui ont, eux, pu bénéficier d’une bonne scolarité parlent une variété qu’on appelle le français ; jusqu’à ce qu’ils arrivent en France hexagonale et alors qu’ils se rendent compte que leur français est différent du français métropolitain. Mais, cela ne leur pose pas nécessairement problème, car cela devient une façon de s’affirmer. Ils expriment ainsi leur identité. Les discriminations qui peuvent être vécues sur le territoire national incitent souvent à s’identifier davantage au groupe auquel on appartient. Ce sont des facteurs psychosociaux qui permettent de maintenir la cohabitation des langues. Il y a aussi la question de la classe sociale. Chaque groupe veut préserver sa propre culture et sa façon de parler.

Donc, selon vous, ceux qui parlent de décréolisation actuellement ont tort ?

 

En effet, comme je le dis souvent quand on découvre le créole, on ne peut pas ne pas être frappé par les blagues que les locuteurs créolophones racontent sur les locuteurs non-créolophones. Ils les imitent et les trouvent même ridicules de parler d’une certaine façon et non comme eux.

Il y a une certaine fierté à appartenir à son propre groupe et on est loyal à ce groupe. Donc, plus on va à l’école et plus on est forcé de parler français, plus on veut quand on rentre à la maison parler autrement qu’à l’école.

Il y a quelques années, j’ai séjourné quelques mois en Martinique j’étais dans une famille. Les parents ne parlaient pas créole à leurs enfants. Ils préféraient leur parler français. C’était pour leur donner l’avantage d’avoir une plus grande aisance en français. Mais, quand les parents se racontaient des blagues entre eux, les parents parlaient créole et les enfants les entendaient. Lorsque les enfants deviennent des adolescents, ils font précisément ce qu’ils ont vu leurs parents faire. Entre eux, ils se racontent des blagues en créole. Ils pratiquent leur créole, mais à l’école ils savent qu’ils doivent parler français.

Il n’y a donc pas de raison pour que les gens abandonnent le créole parce qu’ils trouvent que le créole leur est utile. Il y a des choses qu’on pense qu’on dit mieux en créole plutôt qu’en français. Et, ils ne veulent pas perdre cet avantage. Il y a des blagues qui sont plus drôles en créole qu’en français. Il y a aussi des pratiques culturelles qui sont associées au créole.

Selon vous, le système éducatif que nous avons ne serait pas une menace pour nos populations ou pour nos cultures.

 

Le système éducatif favorise la langue française, mais il y a une dynamique hétérostatique qui préserve la langue créole dans une certaine mesure parce qu’il y a des traditions qui se maintiennent mieux avec le créole.

Il y a aussi un facteur que les gens négligent lorsqu’ils parlent de « créolisation » c’est qu’ils ne tiennent pas compte d’un facteur auquel j’ai fait allusion. Lorsque les Antillais voyagent en France et tout d’un coup ils se rendent compte qu’ils ne sont pas aussi Français que les Hexagonaux et qu’il y a des privilèges que les Hexagonaux ne veulent pas partager avec eux, ils se voient alors discriminés, là ils se rendent plus compte de leur créolité. Et, à mon avis, les gens qui reviennent de la France pour vivre au pays, ce sont des gens qui développent aussi une certaine fierté dans la langue créole. Ils sont hautement cultivés en français standard, il y a ce temps pendant lequel ils pensent qu’ils peuvent plus se socialiser en parlant créole.

Pensez-vous que les revendications qui existent pour une plus grande intégration du créole à l’école sont justifiées ?

 

Ce n’est pas moi qui pourrais le dire. Il appartient à la population antillaise de décider de son identité et de comment elle veut être perçue. Moi, je décris les choses que j’observe.

Je suis d’origine africaine. Mes langues d’héritage sont africaines et je n’ai pas envie de les abandonner même si je suis à l’étranger. Ce que je souhaite toujours c’est de rencontrer des personnes qui ont la même origine que moi, qui ont plus ou moins la même histoire langagière que moi et qu’on puisse ne pas parler anglais ou français et qu’on se connecte mieux dans une langue d’héritage africaine.

Ce que les Antillais veulent faire relève de leurs propres prérogatives. 

On considère généralement que l’évolution d’une langue a un impact très important sur l’évolution de la société et sur la façon dont se construit aussi la population qui la parle. Diriez-vous plutôt qu’on devrait moins se soucier de la question de la langue de scolarisation ?

 

L’une des missions de la scolarisation est de permettre à l’enfant de s’adapter à son environnement, à son écologie économique et politique.

Il y a des domaines pour lesquels on a besoin du français aux Antilles pour participer à un certain niveau de l’économie comme activité productrice, à un certain niveau de la politique, car les Antilles sont un département français. Les Antillais peuvent aussi partir travailler dans l’Hexagone. Il y a tout intérêt à développer une bonne compétence en français. C’est ce qui permettrait aux Antillais de fonctionner adéquatement en France.

Mais, par ailleurs, il y a aussi un autre aspect des Antilles. Il y a une identité antillaise qui est bien différente de l’identité française hexagonale. Pour cela, si les Antillais préfèrent évoluer en créole c’est leur prérogative. C’est comme les Bretons qui veulent maintenir la langue bretonne et développer une identité bretonne qui est différente de l’identité française commune.

C’est une question délicate, car les distinctions et privilèges au sein de la population, le fonctionnement de la société sont aussi associés aux pratiques langagières. Pour les maintenir, il faut aussi maintenir la langue. Si l’on croit à la diversité socioculturelle, on devrait aussi accepter la diversité langagière.

 Finalement, par rapport à tout ce que vous nous avez expliqué doit-on considérer qu’on peut parler de créole dès qu’il y a contact de cultures et émergence d’une nouvelle langue ?

 

Le terme « créole » tel qu’il est utilisé dans le domaine de la créolistique est quelque peu chargé. Il y a une volonté sociale et politique qui voudrait marginaliser les langues que l’on appelle créoles et les associer à une certaine anomalie. À mon avis, chaque langue est unique et chaque langue moderne a évolué à partir d’un certain contact. Je vous ai parlé de l’émergence des langues romanes et de l’émergence du français en Gaule. Le français est le résultat du contact du latin vulgaire, c’est-à-dire le latin non-prestigieux, avec les langues celtiques. À partir de ce contact, on peut observer plusieurs variétés du français ; même dans l’Hexagone. L’anglais est né dans des conditions semblables. Quand les populations germaniques ont envahi l’Angleterre, il n’y avait pas de langue anglaise. Des langues germaniques et des langues celtiques ont été en contact et on a vu naître le vieil anglais. Celui-ci est entré en contact avec d’autres langues et on a vu naître le moyen anglais. L’anglais s’est répandu dans le monde et on voit qu’il y a plusieurs variétés de l’anglais sur la planète. Donc, ce qui est arrivé avec l’émergence des créoles n’est pas un phénomène unique. La chose est qu’on a associé le créole avec les Noirs et au XIXe siècle, on considérait les populations Noires ou non-européennes comme étant inférieures aux populations européennes. Et, l’émergence des langues dites créoles n’a pas été comprise. Les philologues français, surtout à la fin du XIXe siècle, ont cru que c’était à cause de l’infériorité anatomique et mentale des Noirs. Alors qu’en fait, les langues créoles nous permettent de mieux comprendre comment les autres langues ont évolué. Si on adopte une approche écologique, on trouvera des explications semblables. On pourrait dire que le français c’est du mauvais latin. Et, on pourrait porter un jugement semblable sur toutes les langues modernes.

La distinction des créoles appartenant à une catégorie particulière est la conséquence d’une certaine politique sociale raciste. Voilà une chose dont on devrait se rendre compte. Les créoles français ne se sont pas développés à partir du français standard. Quand les créoles ont émergé, le français standard n’était même pas bien répandu en France et ce n’est pas le français standard qu’on a amené aux Antilles aux XVIIe et XVIIIe siècles. Nous avons perdu beaucoup de temps à comparer les créoles aux variétés standards de langues européennes. Ce qu’on devrait faire c’est comparer le créole aux variétés populaires des langues européennes. Aussi, on doit pouvoir reconnaître le rôle des engagés qui ne parlaient pas le français standard et qui ont joué un rôle important dans la formation de ces parlers créoles. Pour moi, en dehors de la complexité de l’origine des populations qui ont été en contact, il n’y a rien de spécifique à l’émergence des langues dites créoles quand on les compare aux autres langues modernes.

Cela signifie-t-il, selon vous, que l’appellation « créole » n’est pas justifiée ?

 

La politique raciste le justifie.

Comment faudrait-il alors appeler ces langues ?

 

On pourrait parler d’haïtien, de guadeloupéen, de martiniquais, de guyanais, etc. Mais si on adopte cette solution, qu’est-ce que le martiniquais par exemple ? Le martiniquais c’est à la fois le français parlé par les Békés et le créole parlé par les non-Békés. Cela crée une autre confusion, mais peut-être une confusion égalitaire. Après tout, les Békés ont eux aussi une identité sociale et politique créole !

Peut-on considérer que le français parlé chez nous est une langue à part entière ?

 

Ma perspective, qui est subversive, est que si on n’était pas trop raciste le mot « créole » devrait s’appliquer à tout ce qui est nouveau et relié à la France aux Antilles, aussi bien le français des Békés que les autres variétés que l’on décrit comme « créole basilectal » ou « créole mésolectal ». Tout comme, quand on parle du français et que le mot s’applique à toutes les variétés standards et non-standards, les variétés populaires et les variétés non-populaires. 

Là aussi, je complique les choses parce que vous pouvez me demander si le français n’est pas une langue différente du créole. Et là, j’ai une réponse politique, je dis non ce n’est pas une langue différente du créole parce que le créole devient la variété populaire du français aux Antilles, ou à la Réunion, ou à Maurice. À mon avis, c’est ce qu’on a fait, on a voulu distinguer les variétés non-standard de la variété standard. Mais, si on veut être arrogant et considérer que seul le français de l’académie est le français standard. Alors, le français des Békés peut être identifié comme un « français créole », autrement dit comme un français parlé par la population créole. Mais, ça devient compliqué parce que vous maintenez la distinction entre les Créoles et les non-Créoles en Martinique et en Guadeloupe.

C’est pour cela que je vous ai dit précédemment qu’il appartient aux Antillais de gérer ces questions entre eux. Chercher un autre nom, cela est significatif. Mais, il faut bien définir ce nom et ce qu’il va couvrir. Une nouvelle appellation permettrait de se débarrasser de toute cette connotation négative, mais tout cela dépend de la population.

 

 

On compte parmi les livres du Professeur Mufwene les titres suivants :

1993 . Africanisms in Afro-American language varieties. Athens: University of Georgia Press.

2001 . The ecology of language evolution. Cambridge: Cambridge University Press. Traduction chinoise chez Commercial Press, Beijing, 2012; revisée 2017.

2001 . Traduction revisée du livre de Robert Chaudenson Des îles, des hommes, des langues, sous le titre de Creolization of language and culture. London: Routledge.

2005 . Créoles, écologie sociale, évolution linguistique: cours donnés au Collège de France durant l’automne 2003. L’Harmattan.

2008 . Language evolution: Contact, competition, and change. London: Continuum Press.

2014 . Colonisation, globalisation, vitalité du français, co-édité avec Cécile B. Vigouroux. Paris: Odile Jacob.

2014 . Iberian imperialism and language evolution in Latin America.  University of Chicago Press.

2017 . Complexity in language: Developmental and evolutionary perspectives, co-édité avec Christophe Coupé & François Pellegrino. Cambridge University Press.

2020 . Bridging linguistics and economics, co-édité avec Cécile B. Vigouroux. Cambridge University Press.

Le Professeur Mufwene est aussi auteur de près de 300 articles, chapitres, et comptes-rendus.

Le site du Professeur Mufwene : https://mufwene.uchicago.edu/index.html

Syanséka

Originaire de Guadeloupe, j’aime observer le réel et partager le fruit des lectures qu’il se plaît à m’offrir.

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