Lambert-Félix Prudent : repenser les actions menées pour la valorisation de nos langues de la Caraïbe à l’Océan Indien

Photo du sociolinguiste Lambert-Félix Prudent

Lambert-Félix Prudent est un sociolinguiste originaire de la Martinique. Il a la particularité d’avoir réalisé ses travaux de recherches dans la Caraïbe et dans les territoires de l’Océan Indien. Il a été à l’initiative de la création du département d’Études créoles à l’université de la Réunion et a, pendant plusieurs années, œuvré activement dans le cadre du CAPES de créole. De nos jours, retraité, il nous présente son parcours et le regard qu’il porte sur les actions qui ont été réalisées pour la valorisation de cette langue depuis les années 1970.

Pouvez-vous présenter le parcours que vous avez suivi ?

Je suis sociolinguiste. J’ai passé mon bac à 17 ans en Martinique, où je suis né. J’ai ensuite fait des études à l’université de Rouen, jusqu’au doctorat de linguistique. J’ai eu une maîtrise en espagnol et une licence en anglais. Et à partir de 1975, j’ai opté pour la linguistique, plus précisément la linguistique créole. C’était un domaine qui était relativement nouveau. Jean Bernabé était en train de faire des études là-dessus. J’ai entendu son nom entre 1976-1977. Il en est de même de Dany Bebel-Gisler. Et, cela m’a incité à me tourner vers ce domaine de recherche.

J’ai passé une thèse en 1979 intitulée Des baragouins à la langue antillaise, qui faisait le point sur la question de l’histoire de l’opinion des gens sur le créole. Il m’apparaissait important de cerner l’opinion des gens, des Martiniquais, essentiellement, sur le créole, aussi bien en Martinique qu’en France. Après ma thèse, je suis parti aux Seychelles pendant une semaine. C’est le premier colloque que j’ai suivi. J’y ai rencontré Jean Bernabé et en 1981, je suis rentré au GEREC. En 1983, j’ai suivi un colloque à Vieux-Fort à Saint-Lucie, et j’ai rejoint une équipe qui s’occupait du français là-bas. En septembre 1983, j’ai été maître assistant responsable de la formation continue en Guadeloupe ; ce jusqu’en 1985. Ensuite je suis parti à la Martinique. J’ai été maître de conférences spécialiste de littérature. En 1993, j’ai passé ma thèse d’État où je ramassais un petit peu mes positions sur le créole. Et en 2000, j’ai quitté les Antilles pour aller à la Réunion où je suis resté jusqu’en 2012. J’étais professeur de linguistique. 2000 c’est aussi l’année où le CAPES de créole a été créé. J’ai été membre du jury de ce CAPES, puis président de jury pendant plusieurs années. En 2010, j’ai quitté la présidence de jury. En 2012, j’ai quitté la Réunion pour venir ici en Guadeloupe, à l’IUFM, qui est devenu l’ESPE. Et en 2022, je suis rentré à la retraite.

Qu’est-ce qui vous a amené à aller vers la sociolinguistique ? Pouvez-vous expliquer la différence qu’il y a entre cette discipline et la linguistique ?

Au moment où je m’en suis enquis, la linguistique se préoccupait du langage, c’est la science du langage, du point de vue du système. La sociolinguistique s’occupait du langage du point de vue des gens qui parlent le système. Et petit à petit, je me suis préoccupé davantage des gens que du système en tant que tel. Mais ça ne veut pas dire qu’on perd de vue le système. Le système a une autonomie.

La différence entre sociolinguistique et linguistique c’est la différence qu’il y a entre Jean Bernabé et moi, c’est-à-dire qu’il s’est préoccupé du créole comme d’un système qui a ses mérites, qui a sa logique, qui a sa cohérence. Mais moi, je m’intéressais aux gens derrière le système. Et évidemment, il y a des rapports entre l’un et l’autre. Aujourd’hui, on dit que la sociolinguistique, c’est la linguistique tout court, mais ce sont les sociolinguistiques qui le disent. On se préoccupe du système avec les gens qui parlent et les gens qui usent de la parole. Ces personnes ne sont pas toujours conscientes du système. Les gens parlent créole tous les jours en Guadeloupe, sans savoir quel est le système qui les habite. Ils parlent, tous les jours, le créole. Ils le mélangent au français. Avec une préoccupation occasionnelle, ils se rendent compte que le créole se mélange au français, mais ils parlent spontanément. Et c’est ça qui m’intéresse. Comment ils parlent spontanément et comment leur créole devient peu à peu quelque chose d’autre. Jean Bernabé s’est occupé du système, de la langue créole, en tant que tel. Et ça a son mérite. Il parle de fondas de l’identité, mais c’est parce qu’il parlait du système. Moi, je me préoccupe fondamentalement des gens. Ils ont une pratique. Et leur pratique indique des choses sur leur regard. Mais ils ont un regard et il faut tenir compte de leur regard sur la langue.

Pourquoi il y a-t-il une opposition entre ces deux perspectives ?

Il ne devrait pas y avoir d’opposition. Normalement, les sciences du langage – on dit aujourd’hui les sciences du langage parce qu’on met aussi la psycholinguistique, l’écolinguistique, etc. – posent qu’il devrait y avoir une utilisation banale des choses avec une part d’études du système en tant que tel et une part d’études des gens à propos du système. Il se trouve qu’aux Antilles, les choses se sont corsées parce que le système l’a emporté. Il faut dire que mes vues sont minoritaires. Mais précisément parce que le système lui-même se trouve à côté d’un autre système qui est le français, qui ne se préoccupe pas de ces choses-là aux Antilles. Il se préoccupe de ces choses-là dans d’autres situations. Il s’est trouvé que les tenants de la linguistique pure et dure ont considéré que la langue créole était le cœur du problème. Dany Bébel-Gisler, quoique sociologue de formation, a été partisane de ce système et a dit « il faut apprendre à la science à parler créole », ce que je crois, mais j’y crois en tenant compte des gens.

Quand les gens ne veulent pas apprendre à parler créole, il faut trouver les voies et moyens de leur apprendre. Mais on n’apprend pas à la science à parler créole comme ça. Ce n’est pas aussi simple que ça. Il faut ramer pour trouver le moyen de rendre les gens conscients tranquillement de leur situation vis-à-vis du français et vis-à-vis du créole.

Est-ce que cela signifie que vous vous opposez aux initiatives qui ont été prises concernant la valorisation de la langue ? Vous dites qu’il faut tenir compte de la population. Mais, les décisions qui ont été prises ont fait évoluer les représentations des gens. Et ce n’est pas l’inverse en fait. Pouvez-vous expliquer votre position à ce propos ?

Mais, aucune des décisions qui ont été prises n’ont été prises sans les gens, avec leur assentiment ou avec leur opposition. Par exemple, la décision de mettre le CAPES de créole a fait couler beaucoup d’encre. J’étais à la Réunion, les gens y étaient formellement opposés. Il n’y avait pas d’enseignement du créole en tant que tel, de linguistique créole à l’Université de la Réunion en 2000. Je l’ai créé de toutes pièces. Et croyez-moi, ça a été difficile, y compris avec des Réunionnais conscients du problème. Le problème créole est réel à la Réunion, mais la pratique universitaire du créole était incroyablement difficile. Il a fallu que je m’entoure de linguistes et que je forme des linguistes réunionnais au créole pour que les choses se fassent progressivement.

Donc, finalement, vous avez fait à la Réunion ce que Jean Bernabé a fait en Martinique à partir d’une approche différente.

Absolument, à l’époque, j’ai quitté le GEREC parce que, me semble-t-il, il devenait hégémonique sur la question du créole. Jean Bernabé défendait la notion de créole fondal natal, qui m’apparaissait une notion fausse, précisément parce que je m’étais préoccupé d’opinions sur le créole. Donc, j’étais dans la même faculté que lui, à la même université que lui, dans le même espace géographique que lui, mais j’avais des opinions différentes et j’enseignais la sociolinguistique créole. Il m’a fallu prendre la décision qui s’imposait.

Selon vous, que faudrait-il alors mettre en place pour œuvrer pour la langue au sein de nos sociétés ?

Il faudrait un ou plusieurs organismes qui orientent l’opinion publique sur le créole, qui montrent que c’est quelque chose de sérieux, qu’on a des avancées scientifiques. Il faut quelque chose aux Antilles parce qu’on dit n’importe quoi sur le créole. Maintenant, il ne faut pas croire qu’une population avance d’un seul coup dans une même direction. Donc, il faut y aller doucement. Il y aura des moments pendant lesquels les choses vont avancer. Mais, ce ne sera pas constamment le cas. La dictée créole, par exemple, c’est un moment où les choses ont avancé. Maintenant, les choses ont avancé à un tel point qu’on met des dictées créoles partout, n’importe comment.

Il faut écrire le créole. Il faut équiper la langue. Il manque des mots, il manque des dictionnaires… Et les choses avancent, mais elles avancent lentement. Et donc, il faut avancer avec le créole en sachant que l’opinion publique a à voir avec lui.

Maintenant, le créole, c’est la langue de tous les Guadeloupéens, de tous les Martiniquais, de tous les Antillais. On parle créole, mais dans la vie quotidienne aussi on parle créole. Et dans la vie quotidienne, on parle un créole qui n’est pas le créole du système justement. Et ce n’est pas grave. Ce n’est pas grave parce que toutes les langues ont leur moment de prestige, de respect de la règle, de respect de la norme et aussi des moments de relâchement.

Le débat qu’il y a eu sur la chanteuse Aya Nakamura est là pour l’expliquer. Elle parle français, mais son français n’est pas académique. Le fait qu’il ne soit pas académique ne veut pas dire qu’il n’est pas français. Cela ne veut pas dire qu’il ne représente pas quelque chose d’important. De même, il y a un créole qui est le créole du zouk et du zouk facile et il y a un créole qui est le créole du zouk qui est du zouk plus élaboré. Il faut aller doucement, reconnaissant qu’il y a du créole élaboré et du créole plus soft et plus mélangé avec le français.

À la Réunion, il y a eu la création d’un lofis la lang kréol La Rényon en 2006. Pouvez-vous nous parler de cet organisme ?

Lofis, à la Réunion, a fait un travail considérable. Il a été créé à l’initiative de monsieur Gauvin. Lofis a travaillé à l’équipement du créole. Il n’y avait pas de linguiste au sens propre du mot en son sein, mais il y avait un travail qui était fait autour du créole et qui a été de qualité. Ils ont fait une maison d’édition, Tikouti. Il y a plusieurs associations qui sont nées. Ils ont défendu une certaine littérature en créole. Ils ont réalisé un travail important en matière de créole, c’est indiscutable.

Selon vous, qu’est-ce qui explique qu’il y ait pu avoir un tel organisme de créer à la Réunion, mais pas aux Antilles ?

À la Réunion, il n’y avait pas de travail universitaire contrairement aux Antilles. La nature ayant horreur du vide, le problème créole a fait que lofis est né et a fonctionné auprès des gens qui étaient des enseignants, pour la plupart.

Donc, ce qui signifie que la création de tels organismes ne découle pas du travail de chercheurs. Ce sont des initiatives d’acteurs sur le terrain ?

Oui, c’est exact. Mais lofis a gardé le contact avec l’université, avec les chercheurs. Nous avions de très bons rapports et nous avons souvent collaboré.

Il y a eu des tentatives de création d’un organisme similaire en Guadeloupe qui n’ont jamais abouti. Pourquoi selon vous ?

La question créole s’est posée à la Guadeloupe différemment qu’en Martinique, différemment qu’à la réunion.

Monsieur Sorèze, monsieur Poullet, madame Telchid, monsieur Rutil, se sont battus pour des initiatives prises pour le créole à l’école. Et il y a eu des professeurs de créole qui ont obtenu une habilitation à enseigner le créole dans des établissements.

Madame Bébel-Gisler avec Bwadoubout a tenté quelque chose. Mais elle n’a pas pu réussir à fédérer de gens autour d’elle, compte tenu de son caractère difficile.

Papa Yaya se battait pour le créole et pour le français. Il y avait une ambiguïté dans la dimension Lauriette, qui est une dimension folle. Mais il s’est battu honnêtement pour le créole, ceci dit pour le créole comme étape des Guadeloupéens vers le français.

L’université s’en est mêlée après. Quand j’arrive en ici en 2012, il n’y a pas d’enseignement de créole à l’université. Et il y a eu un enseignement de créole pour le CAPES avec moi en 2012, ici à l’IUFM. Et tant mieux, il y a eu des gens très honnêtes, très sincères qui ont réalisé un travail dans la société guadeloupéenne qui était énorme.

L’absence de l’enseignement du créole au niveau universitaire en Guadeloupe s’explique-t-il par le fait que la faculté de Lettres et sciences humaines soit relativement récente dans l’île ?

Non, pas du tout. Ça ne s’explique pas. Il appartenait à Jean Bernabé de faire que l’enseignement du créole se développe aussi en Guadeloupe. Il est vrai que la fac de Saint-Claude est relativement récente, mais l’enseignement du créole aurait pu malgré tout se faire. Mais Bernabé avait d’autres chats à fouetter en Martinique et ailleurs plutôt qu’en Guadeloupe.

Dans le cadre de vos travaux, vous avez travaillé sur l’opinion que portent les Martiniquais sur leur langue. Vous avez notamment insisté sur la question de la diglossie. Pouvez-vous expliquer ce dont il s’agit ?

Pour faire simple, la diglossie, c’est le français et le créole, une langue haute et une langue basse, dans un même écosystème. Tant qu’on parle de langue, ça marche. Mais en fait, depuis 1979, je me rends compte que ça ne marche pas aux Antilles. Ça marche au niveau des représentations des langues, donc du français et du créole aux Antilles. Personne ne doute du fait qu’il y a du français créolisé ou du créole francisé. Il y a un mélange des deux systèmes dans la vie quotidienne des gens. La diglossie n’a pas prévu ce système-là, le système intermédiaire.

En fait, on commence à parler de système intermédiaire dans les années 1980, justement, et avec une ambiguïté à savoir si les gens sont conscients lorsqu’ils le font. Moi, je dis : ils sont tantôt conscients, tantôt inconscients. Alors, quand ils sont conscients, il n’y a pas de problème. Quelqu’un qui sait parler français et qui dit, comme on dit chez nous « je la donne », fabrique un exemple, mais qui est un exemple vécu de l’utilisation du pronom personnel à la place de lui, etc. Il met du féminin, etc. Mais quand quelqu’un dit spontanément : « je la donne des bonbons », il dit quelque chose qui est intermédiaire du français et du créole et qui n’est ni du français ni du créole. Cette notion-là s’appelle l’interlecte. Je suis le linguiste de l’interlecte.

Ma théorie fondamentale, c’est que le français et le créole se mélangent de manière inconsciente et de manière consciente chez les Antillais, notamment chez les Martiniquais. Il en est aussi ainsi en Guadeloupe. Donc, il faut tenir compte de ce système intermédiaire pour enseigner le français et pour enseigner le créole. Il faut tenir compte du système intermédiaire parce que les Antillais en tiennent compte inconsciemment et consciemment. De nos jours, en Guadeloupe par exemple, il y a de plus en plus de Guadeloupéens qui parlent français correctement. Mais ça n’empêche pas la diglossie intermédiaire, le mélange du français et du créole. On l’entend en radio, on le voit dans la publicité, on l’entend tous les jours dans la vie quotidienne. Et le créole ne va pas disparaître à cause de cela. Donc, le mélange du français et du créole n’est pas dangereux si on considère l’identité guadeloupéenne. Il est dangereux au point de vue de l’inconscience des gens à parler de manière intermédiaire. Il faut leur signifier qu’ils parlent de manière intermédiaire à certains moments, que ce n’est pas grave, mais qu’ils le font et que tantôt, c’est du créole, tantôt, c’est du français, tantôt, c’est de l’intermédiaire. La partie ne se joue pas à deux, la partie se joue à trois.

Cela fait-il de nous des locuteurs trilingues ?

Non, parce que ce système intermédiaire n’est pas une langue. L’interlecte n’est pas un vrai système. Il est fait de deux langues et a une autonomie relative. Mais, il n’a pas d’autonomie linguistique. Alors là, au sens systémique du mot, ce n’est pas un système avéré, c’est un système bancal.

Ce système bancal, vous dites qu’il est parfois inconscient, mais on a l’impression quand même que là où il y a quelques années de cela, on l’aurait systématiquement jugé fautif, de nos jours, il est assumé.

Absolument. Il est de plus en plus assumé et il faut en tenir compte. Mais, il n’empêche que ce n’est pas un système à part entière.

Il y a plusieurs formes d’interlectes. Et il y a le français et le créole qui sont normés. Nous continuons à normer le créole. Le français est déjà normé. Donc, laissons-le de côté. Continuons à normer le créole. Moi, je suis partisan qu’on norme le créole, mais reconnaissons la liberté que les gens se donnent au niveau de la parole de mélanger le français et le créole. C’est fondamentalement là que nous nous sommes séparés, Bernabé et moi. Il s’est préoccupé du créole et seulement du créole. En se préoccupant uniquement du créole, il a fait ce que font les afro-généticiens aujourd’hui. Il s’est préoccupé de la norme du créole, des mots créoles, des formes créoles, en disant : ce qui se passe est secondaire. Moi, je ne dis pas que c’est secondaire, je dis que c’est premier. Mais c’est premier, ça ne veut pas dire pour autant que ça forme un système. Ça forme une déformation de systèmes, un intermédiaire.

Alors, cela a des résonances culturelles. Quand les Antillais se disent afrodescendants ou africains, ils disent une bêtise. Au niveau de la peau, moi, ça ne me pose aucun problème d’être noir, mais je ne suis pas un Afro-Américain. Je suis un Afro-Américain au niveau de la couleur. J’ai des éléments africains et des éléments européens qui font que je suis un Antillais. Et j’ai des éléments qui font que je vais à l’enterrement, avec réticence personnelle, etc. Mais je vais à l’enterrement parce que dans ma société, on vit la mort d’une certaine manière qui est une manière non-africaine. On dira ce qu’on voudra. Elle a des rapports avec l’Afrique, ça, c’est entendu, mais c’est une manière antillaise de vivre la mort, de vivre la vie. On peut en dire autant pour tous les éléments de nos cultures. Le tchip est africain d’origine, mais la façon que nous avons de faire un tchip est antillaise. Alors, on peut se perdre à chercher des origines, mais en faisant cela on ne va pas traiter le problème antillais. La façon de parler français, même en parlant français-français avec un accent antillais, est une façon antillaise de parler français. Et ça se voit dans la migration. Les Antillais parlent français avec un accent et ils sont conscients de leur accent ou pas, mais ils changent d’accent à vivre en France parce que le milieu rejette, en tout cas, leur signale leur différence. Donc, ils prennent un accent particulier qui est antillais.

Est-ce que c’est conscient ? Est-ce vraiment un choix ?

Non. Je comprends votre question. Ils ne sont pas complètement conscients. Mais lorsqu’ils reviennent ici, ils sont conscients qu’ils ne parlent pas comme les populations locales. Et alors, naît un malaise.

En tant que chercheur, je pense qu’il faudrait qu’on avertisse les gens qu’ils prennent un accent à vivre en France. En fait, ils ne prennent pas l’accent du coin. Ils prennent un accent spécial, qui n’est ni antillais ni français. Il se crée un accent qui est l’accent de l’émigré. Leurs enfants prennent rarement cet accent. Eux, ils adoptent surtout l’accent du milieu. Ils sont plus malléables avec la réalité dans laquelle ils vivent.

Vous pensez que les actions qui ont été menées pour la valorisation de la langue ont été trop vite. Qu’est-ce qu’il aurait fallu faire différemment selon vous ?

Je pense qu’il n’est pas nécessaire de s’arrêter maintenant sur la vitesse. Le plus gros problème, à mon avis, est que les savants ont été radicaux alors qu’il aurait fallu être souples.

Quelle différence cela aurait-il fait concrètement ?

L’opinion est prête à écouter les modérés.

Les Antilles sont françaises pour le moment. Elles sont autonomistes, séparatistes, tout ce qu’on veut, mais françaises pour le moment. Lorsqu’on va aborder la question des langues, on ne peut que reconnaître que les populations parlent français et qu’elles parlent créole. Donc, il fallait aller avec pédagogie. Maintenant, les choses ont été ce qu’elles ont été et on ne peut pas y revenir.

La Réunion est intéressante de ce point de vue parce que la différence entre le français et le créole est moindre. Le créole est moins lointain du français parlé à la Réunion et le continuum est plus général.

Qu’est-ce qu’il faudrait de nos jours pour pouvoir continuer à équiper la langue ? Comment continuer le travail qui a été entamé ?

Il faudrait moins de dogmatisme. L’affaire africaine est une affaire idéologique, je dirais. On est en train de découvrir que nous sommes Africains. Ça va durer un certain temps. Malheureusement, si j’ose dire, c’est du temps perdu. Il y a 900 langues parlées en Afrique qui ne sont pas en intercompréhension. Pourquoi il y a-t-il 900 langues en Afrique alors qu’il y aurait une seule langue source ? Et pourquoi en Égypte, on ne la parle plus ?

Certains linguistes contestent le fait qu’on parle de « langue à base lexicale ». Vous, par contre vous l’affirmez.

La base lexicale est française. C’est comme dire le lait vient de la vache. Ceux qui contestent cela, lorsqu’ils ont fini de contester, ils ne disent rien. On démontre qu’il y a des africanismes en créole ; ce en quoi je suis d’accord. Mais le nombre d’africanismes n’enlève pas que 90 % du lexique vient du français. Manjé c’est manger, tab c’est table, téléfòn c’est téléphone, laklé c’est la clé. C’est clair, 90 % du lexique usuel du créole vient du français, mais ça ne me donne aucun devoir de francophonie. Je n’ai pas une religion du français concernant le créole. On perd du temps, là encore.

Si on attribue à la langue un nom qui lui est propre, est-ce que ça ne réglera pas le problème ?

Non, ça ne réglera pas le problème. C’est comme l’histoire des statues. Les statues coloniales sont des statues coloniales. Ils ont commencé à les foutre en l’air. Et alors ? Moi, j’aurais préféré qu’on les mette dans des musées, mais on les fout en l’air. Et alors ? On n’est pas moins colonisé pour autant. Moi, ce que je veux, c’est que les gens soient conscients du fait qu’ils sont colonisés et qu’ils se décolonisent progressivement. Mais ça prend du temps.

Mais est-ce que le nom, les mots ne devraient pas être revus ? Les Africains-Américains, par exemple, ont accordé une grande importance à cela.

Oui, et alors ? Et alors ? Les grands acteurs, les grandes actrices noirs Américains, se comportent comme des Américains. Occasionnellement, ils adoptent des attitudes un peu plus offensives. Mais et alors ? Les États-Unis d’Amérique constituent une société du mélange, du contact. Donc, je dis: et alors ?

Donc, finalement, au fond, toutes les problématiques qui sont liées à la langue sont vraiment liées au rapport de domination dans notre société ?

Oui, mais ça peut changer. Le créole peut avoir une autre valeur identitaire. Lorsque nous disons tab, nous savons que c’est « table », mais tab en créole a une autre portée que « table » en français. Je ne vois pas l’intérêt de dire que c’est africain. Maintenant, que j’aie des éléments africains en moi, c’est évident, je ne les renie pas et je les valorise. L’Afrique m’intéresse, le nègre m’intéresse, le noir m’intéresse. Mais, je ne dirais pas que le noir est pur parce qu’il est africain.

La dimension sociolinguistique est une dimension politique. Donc, il faut raisonner politiquement sur les langues. C’est aussi un objet politique. Par exemple, le président de la CTM en Martinique se bat pour qu’on lui adresse des courriers avec la mention prézidan chè. C’est bien au niveau symbolique. Si on enlève le mot « colonial » du vocabulaire courant, on va gagner. Mais qu’est-ce qu’on fait du club colonial ? Le club colonial, c’est un club de Martinique. Nous avons la Gauloise à Basse-Terre en Guadeloupe. Il faut que les gens arrêtent de s’appeler Gaulois. Mais pourquoi se sont-ils appelés Gaulois ? Ils se sont appelés Gaulois dans une écologie qui était particulière, dans une économie qui était particulière. Il faut qu’on leur explique doucement avec pédagogie qu’il faut qu’ils arrêtent de s’appeler Gaulois, qu’ils arrêtent de s’appeler Club Colonial, qu’ils arrêtent de dire : « Vive Schœlcher ! Vive l’impératrice ! » On peut le leur explique doucement. Quand le président de la CTM demande qu’on lui écrive en créole. Il y a une manière de le dire qui peut être pédagogique. Sinon, on monte les anti-créoles contre soi et on incite d’autres à suivre ce pas. Le président de la CTM aurait pu dire : « adressez-moi un courrier en créole. Dites-moi, Prézidan chè en créole et je répondrai ». Mais dire « je ne répondrai plus lorsqu’on ne dira pas Prézidan chè » est une bêtise. Il s’exprime 90 % du temps en français. Il s’exprime auprès de ministres en français. Le français est la langue officielle. Donc, il faut juste revoir la façon de faire les choses afin d’obtenir de meilleurs résultats.

Pour le moment, nous avons un enseignement dans les écoles qui est dispensé à une minorité d’élèves sur nos territoires. Que faudrait-il mettre en place pour faire les choses évoluer à ce niveau ?

C’est une question compliquée.

Il y a des chefs d’établissement qui sont pour le créole, mais à certaines heures, à certains moments, certains jours. Et, il y a des chefs d’établissement qui sont résolument anti-créoles. Nous ne parviendrons pas à des résultats à coup de décrets.

À Sainte-Lucie, il y a la volonté d’intégrer l’enseignement du créole dès l’entrée à l’école. Les jeunes suivraient ainsi leur cursus scolaire en ayant leurs 2 langues au même niveau. Que faudrait-il pour qu’il en soit de même chez nous ?

Vous êtes une militante du créole donc, je conçois que vous soyez comme moi en avance, comme la population des profs qui sont ici. Mais, nos sociétés produisent des étudiants qui ont un baccalauréat, qui ont une licence et qui sont incultes en créole. Il faut les cultiver et il faut les élever en créole. Ces jeunes ne connaissent rien de leur territoire, rien de leur environnement, rien de leur région.

Donc, il faudrait qu’on mette à nouveau sur le devant de la scène, toute la problématique du contenu des enseignements dès le primaire dans nos territoires ?

Oui, dès le primaire. Nous sommes dans le contexte dans lequel nous sommes donc les jeunes doivent apprendre la Loire, la Garonne, la Seine,… Ils doivent apprendre la France, mais ils doivent aussi apprendre la réalité de nos territoires. L’enseignement devrait commencer par cela. Et on devrait s’appuyer sur cela pour intégrer les autres notions. La neige, par exemple, même si ça n’existe pas en Guadeloupe, je ne vois pas pourquoi on ne leur apprendrait pas ce que c’est.

Il s’agirait de partir des réalités de l’environnement immédiat pour mieux étendre leurs connaissances ?

Oui, on commence par mieux connaître sa réalité et ses langues, le créole et le français, dès le plus jeune âge. L’enseignement du créole ne devrait pas commencer au collège. C’est au premier degré qu’il faudrait commencer. J’ai une position de conciliation. Je crois en la prise en charge des 2 langues dès l’entrée à l’école.

Bibliographie sélective

1980 Lambert-Félix Prudent, Des baragouins à la langue antillaise : analyse historique et sociolinguistique du discours sur le créole martiniquais, Editions Caribéennes, Paris

2001 Lambert-Félix Prudent, CAPES Créole(s) : le débat, Etudes Créoles, Volume XXIV-1 N° 1, L’Harmattan, Paris

2005 Lambert-Félix Prudent, Frédéric Tupin, Sylvie Wharton, Du plurilinguisme à l’école – Vers une gestion coordonnée des langues en contextes éducatifs sensibles, Collection Tranversales volume 12, P.I.E Peter Lang SA, Bruxelles

2008 Robert Nazaire, Ève Derrien, Lambert Félix Prudent, Langues et cultures régionales créoles : du concours à l’enseignement, SCEREN CRDP Martinique, Fort-de-France

2009 Robert Nazaire, Ève Derrien, Lambert Félix Prudent, Annou fè kréyol lékol ! Projé, sipò é ékzèsis, CRDP de l’académie de la Martinique, Fort-de-France

Le Professeur Lambert-Félix Prudent est aussi auteur de divers articles scientifiques.

Syanséka

Originaire de Guadeloupe, j’aime observer le réel et partager le fruit des lectures qu’il se plaît à m’offrir.

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