Juliette Facthum-Sainton : pour une évolution harmonieuse des langues en Guadeloupe
Juliette Facthum-Sainton est une linguiste guadeloupéenne. Elle a le double titre de Docteur à l’université. En 1979, à Paris III, à l’UFR des Pays anglophones, elle a soutenu sa première thèse, pour le doctorat de 3e cycle. En 2006, à l’École Pratique des Hautes Études, elle a réalisé une deuxième thèse doctorale pour le doctorat EPHE. Elle a fondé son propre institut de langue, Your Language Institute, connu des promotions de jeunes sous le nom de L.I. à Pointe-à-Pitre (1985-1997). À partir de 2003, elle a été l’un des piliers de la formation des professeurs de créole en Guadeloupe, et des candidats au CAPES de créole, à l’IUFM/ESPE (Institut Universitaire de Formation des Maîtres). De 2006 à 2015, elle a exercé en tant que Maître de Conférences en sciences du langage, et chercheure en linguistique créole, à l’Université des Antilles. À ce jour, elle a réalisé une trentaine d’articles ou contributions à ouvrages, décrivant le créole ou le présentant sous un angle didactique. Elle a écrit deux manuels (voir bibliographie en fin de texte). Nous nous sommes entretenus avec Juliette Facthum-Sainton, afin de redécouvrir son parcours et comprendre les idées qu’elle défend.
Pouvez-vous présenter votre parcours ?
J’accepte avec enthousiasme votre proposition d’entretien. Cela me permettra, en me détachant de l’expérience que j’ai vécue, de retracer, non pas mon parcours personnel à moi Juliette Facthum-Sainton, mais le parcours d’une Guadeloupéenne qui, fortement imprégnée du sentiment du pays, et ayant obtenu son premier doctorat en 1979, et de retour au pays, essaie par tous les moyens possibles, de mettre ses connaissances acquises, au service de la société guadeloupéenne. Quelles contraintes sociales elle rencontre ? Quelles esquives en tant que femme ? Quelles armes méthodologiques elle utilise et quelle joie et légèreté, malgré toutes ces contraintes, dans cette Guadeloupe politisée et en lutte des années 1980 à 2015 ? Je salue votre initiative d’autant plus que je me rappelle votre passage en tant qu’élève à l’institut de langues Your Language Institute, dont j’ai été la fondatrice, et plus tard votre présence régulière aux cours et TD que je dispensais dans le cadre de la formation au CAPES de créole à l’IUFM.
Je suis d’origine « marie-galantaise » par ma famille maternelle. Je suis née le 8 juin 1949. Je suis linguiste de profession et plus particulièrement descriptiviste. Après une scolarité entièrement passée à Pointe-à-Pitre, j’ai commencé des études d’anglais en Guadeloupe, au CESL (Centre d’Etudes Supérieures Littéraires). C’est précisément au CESL au cours d’initiation à la grammaire linguistique de l’anglais, que je me suis découvert cette passion pour l’analyse linguistique, discipline alors totalement ignorée de moi. C’est pour découvrir la linguistique qu’à l’époque je n’avais abordé qu’à travers l’anglais, qu’en 1971, j’ai décidé de quitter la Guadeloupe, pour l’université de Paris III, Sorbonne Nouvelle. Là, j’ai accompli ma deuxième année du cursus d’anglais pour lequel j’ai bien pris soin de choisir comme matières optionnelles à l’anglais, toutes les disciplines linguistiques obligatoires du cursus de linguistique : environ 4 matières.
Puis, de plus en plus intéressée, tout en étant en L3 d’anglais, en 1972-1973, je me suis inscrite au cursus de linguistique générale proposé par l’université de Paris III, plus précisément à l’institut de phonétique et de phonologie, de la rue des Bernardins, et ce jusqu’à mon départ pour New York en 1975, puis à mon retour de New York, de 1975 à 1977. Je suivais alors les deux cursus en parallèle, l’anglais et la linguistique.
Mais, que faisais-je à l’université d’État de New York alors que j’étais étudiante à Paris III ? J’ai effectué une année d’assistanat d’anglais, à State University of New York à Albany, de mai 1975 à juin 1976, où j’ai pratiqué l’anglais bien sûr, mais surtout la linguistique du vieil anglais en anglais, et la stylistique du français en français.
De retour de mon année à New York, en juin 1976, à Paris, j’ai soutenu mon mémoire de maîtrise d’anglais dont le titre est : A critical checklist of the main writings on Pidgins and Creoles (c’est-à-dire, un répertoire critique des écrits principaux sur les Pidgins et les Créoles). C’est donc au département d’anglais que j’ai mené ma première action vers le créole.
Après la soutenance de mon mémoire de maîtrise d’anglais, en 1976, je me suis inscrite au DEA (Diplôme d’Etudes Approfondies) avec Guy Jean Forgues[1], dans un cursus de Paris III intitulé « langues, littérature, civilisation, cultures et arts populaires de l’Amérique du Nord ». Cette même année-là, dans le cadre du D.E.A, j’ai également obtenu un certificat de littérature noire américaine, avec Michel Fabre[2], et un certificat de littérature caribéenne d’expression espagnole avec le professeur martiniquais, Alfred Melon de l’UFR des études ibériques et latino-américaines de l’université de Paris III, Sorbonne Nouvelle. La thématique de mon D.E.A. consistait en la description d’un corpus d’un parler français de l’Amérique du Nord, le Cajun, dont beaucoup de faits de langues, syntaxiques et phonologiques se situent à mi-chemin entre l’ancien français et les créoles à base lexicale française de la Caraïbe. Dans ce mémoire, je mettais en exergue tous les aspects « créolisés » de ce parler français de l’Amérique du Nord et comparais en particulier avec le créole guadeloupéen. J’ai perdu la trace de ce mémoire de DEA, alors que le mémoire de maîtrise m’est resté.
C’est pourtant ce mémoire de D.E.A qui a attiré l’attention de G.J. Forgues sur mon intérêt pour la linguistique créole et sur la variation. À la fin de l’année universitaire, à ma grande surprise, il m’a convoquée et m’a proposé de m’inscrire en thèse de doctorat, sous sa direction, à Paris III, Sorbonne Nouvelle.
Retour en arrière sur la linguistique africaine. À Paris, en 1973-74 et en 1976-77, j’ai suivi le cours de linguistique africaine assuré par Maurice HOUIS, alors directeur d’études à l’EPHE (Ecole Pratique des Hautes Etudes), IVe section. Et, en 1976, tout en continuant mes études de linguistique générale, je me suis inscrite au cours de linguistique africaine, à Paris III. Je m’étais mise en tête qu’une certaine connaissance de la linguistique africaine me permettrait de mieux cerner certains aspects des langues créoles.
Ainsi, avec le retour en arrière, je me rends compte que je baignais toute la journée, dans un bain d’études linguistiques, et d’études de langues (anglais, espagnol, italien) partageant l’espace entre l’université de Censier, l’institut d’anglais de la rue de l’école de médecine, l’Ecole Pratique des Hautes Etudes de la Sorbonne, et l’institut de phonétique et de phonologie de Paris III à la rue des Bernardins.
Le premier événement correspondant aux efforts fournis : En 1979, sous la direction de G. J. Forgues et de Fabre, à la Sorbonne Nouvelle, à l’UFR des pays anglophones, j’ai soutenu cette première thèse doctorale, appelée à l’époque, thèse de 3e cycle, sur le créole. Ma thèse est intitulée, Description du créole de Guadeloupe. Transformation et dynamique du système phonologique et morphosyntaxique.
Puis, après une assez longue et riche expérience d’enseignement en Guadeloupe dont je parlerai plus bas, j’ai décidé de m’inscrire en thèse de doctorat EPHE en linguistique générale, à l’école pratique des hautes études avec Claude Hagège, professeur des universités, titulaire de la chaire de théorie linguistique du Collège de France.
Le choix de mon sujet de doctorat a fait l’objet d’une mure réflexion : j’ai voyagé dans les universités de la Caraïbe, à Trinidad, puis en Jamaïque où j’ai passé des semaines, écoutant et participant aux colloques en linguistique créole. L’idée était d’être inspirée par les propos des anglophones de la Caraïbe. Ils abordaient la linguistique créole différemment. Et surtout, j’avais fait partie des premiers étudiants antillais à cheminer le long de cette première vague de la créolistique qui avait été intronisée à partir de 1966, par l’université des West Indies, campus de Mona, Jamaïque.
Dans cette même perspective, j’ai réussi à me faire inviter au Portugal, à l’université de Coimbra, plus ancienne que la Sorbonne et où la documentation sur les mots et le voyage des mots depuis les premières explorations des colons, de l’Afrique au Portugal et vice-versa était abondante. Je venais d’adhérer au GEREC qui m’a soutenu financièrement pour ce voyage.
J’ai également pensé que je ne pouvais pas écrire une deuxième thèse sans avoir le contact physique avec l’Afrique. C’est ainsi qu’en 1995 et en 1996, je pars à l’université de Legon-Accra, au Ghana, (langue KWA du groupe Niger-Congo). J’ai aussi visité la Côte d’Ivoire, pour comprendre la différence de situation sociolinguistique entre un pays africain de colonisation anglophone, le Ghana et un pays africain de colonisation française, conseil que m’avait donné Maryse Condé. J’ai appris les abécédaires de la conversation en langue Twi. Et j’ai fait de la linguistique des langues Akan-Twi-Fante.
Alors, vient la récompense au deuxième effort fourni. En 2006, je soutiens ma thèse pour le doctorat de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, intitulée : Les créoles à base lexicale française de la Caraïbe : phonétique, phonologie et variation. Le jury déclare que la phonologie étant le parent pauvre de la linguistique, une telle thèse permet de faire le point sur un certain nombre de connaissances et d’asseoir une vision générale des systèmes phonologiques de ces créoles à base lexicale française.
Mais, mon parcours n’est pas seulement celui d’une étudiante et d’une chercheure. Il y a aussi ma riche expérience d’enseignement en Guadeloupe, dans toutes ses dimensions.
Comment mes premières années de carrière de professeur d’anglais, à partir de 1978 me permettent de mettre au service des étudiants, la connaissance acquise à l’université sur les mondes caribéens.
À mon arrivée en Guadeloupe, en septembre 1978, avec mon premier bébé, ma fille Armelle qui vient de naître, je suis prête à me mettre au service du pays. C’est la période de développement de l’UPLG (Union Populaire Pour la Libération de la Guadeloupe) et c’est important pour moi.
Cette année-là, j’ai été en poste d’anglais pour la première fois au lycée St Joseph de Cluny, à Basse-Terre. En effet, j’ai mon D.E.A d’anglais, et donc je n’ai pas eu de poste dans le public. C’était, semble-t-il la première année où les étudiants guadeloupéens fraichement émoulus de l’université, qui plus est, avec un D.E.A. n’obtenaient pas de poste. En 1979, après une inspection d’anglais par l’inspecteur Mr Louis, j’obtenais un contrat définitif de professeur d’anglais dans les lycées privés. Cet établissement scolaire produisait des élèves de niveau élevé : les moins bons avaient obtenu la note de 14/20 au baccalauréat. Pourtant, j’étais frustrée d’être dans un cadre que je jugeais un peu contraignant et, voilà ce qui arriva :
Le 2 février 1981, enceinte de mon fils Samory, grossesse qui se passait mal, j’ai demandé une disponibilité qui ne m’a pas été accordée. J’ai alors démissionné du lycée, et à partir de 1981, j’acceptais un nombre important de cours d’anglais au département des sciences juridiques et économiques de Fouillole, que l’on appelait Institut Vizioz à l’époque. C’était la précarité de l’emploi. Pourtant, rien à voir : là je m’épanouissais sur le plan professionnel.
Là, pour les étudiants de Sciences Économiques, j’ai constitué un « livre » ronéoté de textes choisis de la presse caribéenne anglophone, pour le cours de langue anglaise, de civilisation, et d’économie de la Caraïbe anglophone. En anglais, on discutait de la Caribbean Free Trade Area, des Carifta Games, de la notion de East Caribbean States et de l’OECS, de la CARICOM, du concept Caribbean aux niveaux culturel, géographique, historique, etc. Il y avait, en outre, des questions grammaticales, lexicales, des expressions, des énigmes phonétiques. J’ai conservé ces documents.
Bientôt, dans cette dynamique à l’institut Vizioz, j’ai créé une association des échanges linguistiques en Sciences économiques et Droit, dont j’étais la présidente. Les échanges entre la Dominique, St Kitts, (et autres et Santo Domingo pour l’espagnol) et animèrent l’institut Vizioz. Les étudiants sont aussi allés à New York. Cette expérience a duré plus de 5 ans et devait par la suite m’inspirer pour la méthodologie de conduite et d’animation de mon cours d’anglais, dans mon propre institut de langues créé quelques années plus tard. À cette époque-là, la question de la créolisation culturelle et linguistique était toujours présente dans mes textes, à travers les études sociolinguistiques réalisées par Edward Kamau Brathwaite, UWI, Jamaïque.
La place de la grammaire et de la linguistique de l’anglais dans mes cours aux étudiants d’anglais de l’Université des Antilles et de la Guyane
En quittant la faculté des sciences juridiques et économiques en 1987, j’ai été sollicitée pour enseigner aux étudiants d’anglais, de première année, deuxième année et de licence d’anglais, en Guadeloupe. J’y suis restée jusqu’en 2000. J’y ai d’abord enseigné en tant que chargée de cours, puis j’ai été nommée ATER (Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherches) au département d’anglais, et sur le site Guadeloupe.
De 2001 à 2002, j’ai été embauchée en tant que professeur d’anglais sous contrat à temps plein au département d’anglais sur le campus de Schoelcher en Martinique.
Ce long passage au département d’anglais en tant qu’enseignante auprès d’étudiants spécialisés dans la langue a beaucoup influencé ma perception et conception de la linguistique créole.
Mais, on n’est jamais maître de son sort : le directeur de l’IUFM de Guadeloupe m’invitait à rentrer au plus vite, pour l’année universitaire d’après, c’est-à-dire, en septembre 2002. Alors, je sois sur un poste d’enseignante de créole, pour la LVR, alors que je venais de quitter la Martinique, dans l’ambiance de l’anglais.
Très vite, je devais découvrir l’immensité de la tâche à accomplir. Donc, je décidai de rester à l’IUFM de la Guadeloupe.
Mon parcours de linguiste en tant que militante de la cause créole.
Cette période a démarré sur les chapeaux de roues en 1980. Je signais un article dans l’organe du SGEG, Lékòl. Cet article est intitulé : « Dé mal krab pa ka rété an menm tou-la ». C’était pour moi un acte significatif. C’est une métaphore pour exprimer que, dans un cadre post-colonial, deux langues, dont l’une est une langue créole, ne peuvent co-exister à titre égal dans la même société, et que l’une est amenée à éliminer l’autre progressivement, dans une dialectique de dominé/dominant. Là j’exprimais mon inquiétude pour le créole.
Dans le courant des années 80, le SGEG (syndicat général de l’éducation en Guadeloupe, historiquement premier syndicat guadeloupéen d’enseignants), syndicat dont j’étais membre et qui faisait partie de la mouvance franchement indépendantiste, m’a sollicitée pour enseigner les séminaires de phonétique et de phonologie du créole, auprès de centaines de syndiqués. Les contenus de ces enseignements ainsi que l’approche linguistique que j’en avais, ont marqué la vision et la conceptualisation de la graphie créole et les mêmes problématiques émergent encore parfois dans des débats aujourd’hui, telles qu’elles ont été exposées il y a 40 ans.
Cette brève période-là est riche pour moi en production d’ouvrages de vulgarisation sur le créole. D’abord, en équipe, en 1982, j’ai contribué très activement à la conceptualisation et à la rédaction d’un livret ronéoté (106 pages), Créole et pédagogie, (106 pages, SGEG) qui reflète les idées, radicales, dans les milieux militants de l’époque.
La même année 1982, je traduisais en créole guadeloupéen, avec J.-P. Sainton et Robert Fontès, le livre de Jacques Berthelot et Martine Gaumé sur l’architecture de la Caraïbe. Ce fut la première traduction technique, voir même la première traduction d’un long texte français en créole guadeloupéen. À l’époque, à la lumière de l’apport de Jacques Berthelot sur l’architecture guadeloupéenne, le gwoka, la langue créole et la case créole constituaient le dogme ternaire de la culture basilectale guadeloupéenne à défendre. La traduction de ce livre sur l’architecture a donné lieu à plusieurs néologismes qui sont restés dans le créole des enseignants dont, pawòl-douvan, « avant-propos », mais que l’on emploie aussi pour dire « introduction » ; konstriksyonè « architecte » ; konstriksyònman « architecture » ; couleur bleu turquoise, on koulè blé fon a lanmè » ; couleur terre de sienne ; on koulè sapòti » ; fondation d’un projet « karésòl » ainsi que pas mal d’embrayeurs pour la rédaction en créole. C’est un point à approfondir, car la période est riche. Il s’était constitué un dogme linguistico-culturel tracé par les aînés, Lockel, Berthelot et dont moi, plus jeune qu’eux, je faisais partie. Ce dogme était d’une popularité, inimaginable aujourd’hui.
Dans ce même livre de Berthelot et Gaumé, je rédigeais aussi l’avant-propos, et que j’ai baptisé par un néologisme en créole « pawòl-douvan ». Cet avant-propos est idéologiquement radical, comme l’étaient les idées de l’époque, sur les rapports langue/culture et sur ma déclinaison du caléidoscope de la culture guadeloupéenne. Je m’étais inspirée des conceptions de Gérard Lockel, le maître et initiateur du gwoka modèn, lui-même dans un vrai radicalisme culturel pour la promotion du gwoka en tant que musique négro-africaine. Et je théorisais et je défendais.
En 1983, Alain Dorville, psychologue scolaire influent, et moi, avons été à l’initiative du livret du SGEG sur les sons du créole, dans la collection SGEG Fowmasyon.
En 1984, je fus placée au cœur de l’initiative avec Dorville et Micheline Mérault, sur la description et la graphie de mots simples et des mots composés du créole guadeloupéen, dans la collection SGEG Fowmasyon.
Par ailleurs, en 1983 et 1984, j’ai été sollicitée par le SGEG pour contribuer, en équipe, à l’alphabétisation de jeunes paysans de l’UPG (Union des Paysans Pauvres de Guadeloupe) du Lamentin et de Ste-Rose, illettrés ou analphabètes. Comme je formais équipe avec le psychologue Alain Dorville, favorable à l’alphabétisation en créole, surtout auprès d’adultes créolophones, l’alphabétisation se fit en créole. Elle donna des résultats probants, mais la structuration n’a pas permis la continuation de ce cours au-delà d’une année scolaire. C’était ma première alphabétisation d’adultes, et en plus à des créolophones, en créole. Cela a beaucoup compté dans mon parcours postérieur, alors que le cours n’a pas été poursuivi.
En 1983, j’ai rédigé des cours en langue créole, malheureusement non publiés, pour l’alphabétisation en créole de jeunes stagiaires analphabètes et/ou illettrés en milieu pointois. Les thématiques du cours en créole ont porté sur l’apprentissage du code de la route, l’un des objectifs ayant été le passage du permis de conduire pour une meilleure recherche d’un emploi. En réalité, l’alphabétisation qui m’avait été commandée par Messieurs Flagy et Albon était une alphabétisation classique en français. Mais, ayant remarqué que certains, Guadeloupéens pourtant, et de plus en milieu pointois, ne s’exprimaient pas en français, j’ai fait cette proposition de passer par le créole, influencée que j’étais par l’élan de l’époque. Tous les stagiaires ont obtenu le permis de conduire et surtout les analphabètes ont eu accès à la lecture, et les illettrés sont entrés dans le monde de l’écrit. La transmission avait eu lieu naturellement en créole.
Au coeur du militantisme patriotique, le théâtre du Menndé en créole
Durant cette période militante du créole, j’ai aussi été l’une des initiatrices du groupe de théâtre de rue ou Téyat douvan pòt, dont Alain Verspan était le président (Association Loi 1901) et moi la vice-présidente. Cette troupe s’appelait la troupe Menndé, du nom d’un rythme des tambours gwoka, rythme que nous jugions transmetteur de vaillance. Au sein de cette association qui comportait de nombreux jeunes du quartier Mortenol et des rues jouxtant la Place de la Victoire à Pointe-à-Pitre, le créole a été valorisé, et a fait l’objet de créations artistiques[3], pour dire nos nouveaux concepts au sein de la troupe. Durant cette période où toutes les communes de la Guadeloupe (sauf les îles de Marie-Galante, des Saintes et de la Désirade), ont connu nos mises en scène « devant les portes des maisons », ces pièces de théâtre en créole, ont mis le créole à l’honneur à travers l’accent, l’intonation, le timbre de voix. Les pièces jouées ont été Ti Jan et Difé. Cette dynamique a participé à la décomplexion en créole chez les étudiants et enseignants de la mouvance indépendantiste et au-delà.
La période d’enseignement du créole aux étudiants à l’Université des Antilles et de la Guyane
Le DULCR (Diplôme Universitaire de Langues et Culture Régionales) a ouvert, en 1992, sous l’égide du GEREC, après le DULCC (Diplôme Universitaire de Langue et Culture Créole). Il y eu beaucoup de candidats à ce diplôme. Entre autres, à cette formation diplômante, il y avait d’une part les amoureux du créole, mais aussi les premiers groupes d’étudiants indianistes de Guadeloupe. Ils ont soutenu des mémoires, en public. Presque tous ont fait une carrière administrative au service de la culture. Le DULCR a été arrêté, son objectif ayant été atteint. Grâce à la présence de tant de stagiaires, les contenus de mon cours, en termes de thématiques, ont, je crois, marqué les promotions et ont influencé un aspect des contenus et de vision des LCR en Guadeloupe aujourd’hui. Il s’agissait d’enseigner deux cours :
– La sociolinguistique particulière aux Antilles françaises
– La linguistique créole
Entre 1993 et 1996, j’ai assumé des charges importantes de cours de linguistique créole aux étudiants de Lettres Modernes salariés, et inscrits au groupe 4 de l’université en Guadeloupe. Le nombre important de cours et d’étudiants et la fréquentation régulière ont contribué également à dégager des connaissances nouvelles en Guadeloupe et qui ont circulé et infusé dans la société guadeloupéenne.
Parmi les étudiants en question, que ce soit au sein du DULCR, que ce soit au sein de la licence de Lettres Modernes, plusieurs sont devenus bibliothécaires. D’autres occupent un poste dans le domaine culturel. Tous s’inquiètent de la langue et de la culture créole.
Au cours des années 2000, quelques confidences sur la tourmente en linguistique créole, aux Antilles
Sans que je l’aie voulu, j’ai toujours pratiqué mes actions et mené mes réflexions en linguistique créole hors du cadre du GEREC et des autres cadres officiels. La première raison est que j’ai fait école à Paris, dans un cadre qui n’était pas identitaire, mais méthodologique, sans même être consciente des tournures que prenait le créole en Guadeloupe (GEREC, Dany Bébel-Gisler, Gérard Lauriette). Je croyais, en 1976, que le SGEG était le seul élément, et du reste militant. Ma référence était les chercheurs aux USA, auxquels je me référerai, dans la partie sur le créole et langues africaines ci-dessous, et surtout les chercheurs de l’université des West Indies. On peut d’ailleurs comparer : J’ai soutenu ma première thèse pour le doctorat de 3e cycle en 1979, alors que le GEREC officiellement naissait en 1976. La créolistique universitaire avait à peine commencé, une décennie avant. Donc j’ai été parmi les premiers étudiants francophones à être sous l’influence de cette nouvelle discipline à la tête de laquelle les anglophones étaient.
C’est d’abord ma passion pour la linguistique qui me portait, quand j’ai quitté la Guadeloupe pour la France en 1971, et je dois l’avouer, non pas ma passion pour la description de la langue créole. J’avais, au contraire, formulé le plan de travailler à la description des petites langues en voie d’extinction. Les linguistes disent qu’au début du XXe siècle, il y avait environ 10,000 langues dans le monde et qu’au cours du siècle, on en avait perdu environ 5,000. Et cela me révoltait. J’attribuais déjà cela à la globalisation, élément de la colonisation. Je pensais que ces langues qui se taisaient à jamais étaient un témoignage de la complexité et de la richesse de la pensée humaine et qu’il fallait absolument recueillir cette richesse, avant qu’elle ne meure à tout jamais. Je ne me voyais donc pas faire école en Guadeloupe. Je me voyais parcourant les micro-sociétés du monde, à la rescousse de langues en perdition. Puis, petit à petit, je me suis mise à faire référence au créole, chaque fois qu’on décrivait un phénomène langagier appartenant à ces autres langues que j’étudiais.
Ma période GEREC fut brève. Elle a été marquée par deux actes : d’abord, dans Mofwaz n° 5, j’ai écrit un article, La dimension africaine des langues créoles. En outre, à partir de l’année 2000, j’ai été présidente d’une association qui soutenait et relayait la recherche et les actions du GEREC-F en Guadeloupe. Mon implication au GEREC s’est terminée en queue de poisson. C’est la composition du premier jury du CAPES de créole où il n’y avait pas de membres du sérail GEREC à ce jury qui a tout déclenché. En effet, un responsable du GEREC m’écrivait et me suggérait, en tant que personne du GEREC en Guadeloupe, de protester contre cette injustice. Je trouvais injuste cette « mise à l’écart » de personnalités et chercheurs titulaires d’un poste à l’université qui avaient œuvré. Mais, j’ai désapprouvé la méthode de protestation proposée : il m’était suggéré une manifestation aux tambours qui troublerait le déroulement des écrits du CAPES de maths en Guadeloupe. Aujourd’hui, je ris aux éclats de la proposition qui m’était faite. J’ai pris de la distance et considère, à travers une telle suggestion, le manque de maturité, la jeunesse des individus. J’ai refusé cet acte que je considérais comme irresponsable. J’ai protesté contre l’attitude du ministère de l’éducation nationale, en me joignant au mouvement de Guadeloupéens qui, pressentis par le ministère comme membres de ce premier jury, protestaient en refusant d’être membres de ce jury. J’ai alors reçu une lettre incendiaire me traitant d’incapable. Depuis, je n’ai plus remis les pieds au GEREC-F. J’ai réuni le groupe constitué en Guadeloupe que j’ai fermé et j’ai démissionné.
Entre-temps, il était programmé que j’écrive un guide de phonologie des créoles pour le CAPES de créole. Ce livre m’avait été commandé par Jean Bernabé. Je l’ai écrit. Mais, même ce livre de phonologie, destiné à devenir guide du CAPES et terminé entièrement n’a pas abouti à une publication dans le cadre du GEREC-F. Une certaine animosité entre le GEREC-F et moi était déjà à son paroxysme, lorsque je leur ai présenté ma production. Je me rappelle que j’avais déjà remis le manuscrit de ce guide de phonologie à Jean Bernabé depuis au moins 3 mois et il n’avait pas encore statué sur mon compte, alors que d’autres guides, bien plus récemment écrits étaient envoyés chez l’éditeur et apparaissaient en librairie. Quand je demandais des comptes, je n’avais aucune réponse. J’ai donc pris la décision de demander à Jean Bernabé de me remettre mon manuscrit de phonologie, ce qu’il fit très vite. J’ai estimé que j’attendais depuis trop longtemps pour un travail sur lequel j’avais passé du temps. Avec le recul, je me rends compte que j’étais dans l’émotion en faisant cet acte, mais que Jean Bernabé l’était aussi, sur le timbre de sa voix étreinte, au moment où il m’a remis le document, un matin à 7h, dans son bureau, sur le campus de Schoelcher, en Martinique. Il a été déconcerté par mon toupet. Moi, j’étais fière de mon courage de lui avoir redemandé mon travail. Tous les amis du campus de Schoelcher m’avaient d’ailleurs conseillé de prendre patience, de ne pas couper les ponts. Certains étaient allés jusqu’à me conseiller de comprendre que j’étais une femme, d’attendre une bonne année, que Jean n’était pas rancunier et qu’une fois qu’il aurait passé l’éponge, qu’il me convoquerait pour la publication du guide de phonologie. Jean Bernabé était la conscience et la voix qui s’élevaient pour l’université des Antilles et de la Guyane. Et il l’était de fait et le méritait. C’est la raison pour laquelle, la femme que j’étais, dans ce monde masculin plutôt macho dont elle était entourée, était fière d’être allée à contre-courant pour demander que lui soit remis son manuscrit. Et je suis repartie, légère et joyeuse, manuscrit en main, réalisant que l’avenir était à moi et que mon avenir de linguiste était devant moi.
L’une des conséquences de cette rupture entre le GEREC-F et moi fut que je ressentis cette froideur tout autour de moi. En effet, j’enseignais au département d’anglais sur le campus de Schoelcher, et je résidais en Martinique. Dès mon installation sur le campus, des étudiants guadeloupéens que j’avais encadrés en tant qu’élèves, de l’école primaire au lycée, étaient intimidés et ne me faisaient qu’un petit signe de tête au loin. Ils étaient alors des enseignants et l’espoir du GEREC-F. Un professeur des universités en linguistique créole, en s’assurant qu’on ne le voyait pas me parler, m’a même confié qu’il n’allait pas s’attarder à échanger avec moi sur le campus, car cela pouvait lui attirer les foudres du plus haut. Il y avait comme une vraie peur, une vraie intimidation. Et, hardie comme je l’étais, j’en demeurais estomaquée.
Quand, plusieurs mois après, j’ai légitimement essayé de publier ce travail en phonologie qui était déjà vraiment terminé, et que j’ai voulu dans la même collection et chez le même éditeur que les guides réalisés par les membres du GEREC-F, mon écrit a été rejeté. Il avait, selon les motifs avancés, été rejeté à cause de certaines théories que j’avançais et qui ne pouvaient pas être vérifiées. C’est Mr Antoine Abou, très impliqué dans la didactique à l’IUFM de la Guadeloupe qui avait eu la lourde tâche d’évaluer mon document pour l’éditeur. Et l’éditeur m’avait renvoyé le mot de refus, accompagné de la sentence prononcée par mon évaluateur.
À quelque chose, malheur est bon. Et d’ailleurs, il n’y a pas eu de malheur. À preuve, c’est ce refus de l’éditeur qui m’a valu le succès de ma deuxième thèse pour le doctorat EPHE, en phonétique et phonologie. Il m’avait été dit à plusieurs reprises qu’une thèse de 3e cycle était dépassée et qu’il aurait été intéressant, pour être admise dans la recherche et obtenir une titularisation de l’université, que je remplisse deux conditions : que j’ai un doctorat des universités, et que je le fasse, soit au département d’anglais avec un sujet d’anglais ou au département de linguistique, avec un sujet de linguistique. Et bien, je relevai ce défi en m’inscrivant en deuxième thèse. En vain, j’avais cherché un sujet original, par exemple, j’avais pensé que j’aurais pu comparer le système phonologique du créole et ceux de certaines langues africaines et amérindiennes (Bernabé avait refusé ce sujet me disant qu’il n’était ni « amérindianiste », ni africaniste, et certainement avec raison). Mais encore une fois, voilà à quoi malheur est bon :
Lorsque j’ai présenté le manuscrit du guide à Claude Hagège, celui qui devait devenir mon directeur de thèse, et plus tard au professeur de phonologie du LLACAN, Yves Moñino, celui qui m’a vraiment guidé dans la problématisation de ma thèse en phonologie, ils m’ont tous deux, respectivement dit que j’avais là déjà écrit plus du tiers de la thèse dont, en vain je cherchais le sujet ; et que le sujet était « la phonologie des langues créoles ». Ce fut un succès et ce travail le demeure encore. Et je le constate chaque fois que je suis en colloque ou en réunion avec des chercheurs. On a toujours besoin de références phonologiques. J’ai par la suite arrangé le titre, car je voulais également travailler la variation, phénomène phonétique qui, à partir des créoles, dit beaucoup sur les langues du monde en général. En outre, pour moi, même si la métaphore que j’utilise est un peu forte, je dis que les variations qu’elles soient dialectales ou sociolectales, c’est comme l’ADN de nos langues créoles. Par exemple, pourquoi [l] et [n] sont en variation (lèlmi/lènmi), dans beaucoup de mots créoles, mais aussi dans des langues qui ne sont pas créoles (I’m going to the cilema), ce qui s’explique très bien par le rapprochement des points d’articulation en phonétique articulatoire ? Un autre exemple, pourquoi w/r peuvent être également en compétition ? Quelles autres langues du passé des Guadeloupéens présentent cette même compétition-là ? (Les langues du Congo).
Deuxième suspens : En Guadeloupe, il y a une forte pression sur moi pour que je me présente comme candidate au CAPES de LVR créole. Ce n’est pas ma voie. Mon domaine, c’est la linguistique et c’est la recherche qui m’intéresse en créole. Je n’ai jamais voulu faire du créole une affaire d’enseignement, alors qu’enseigner le créole m’a poursuivi toute ma vie professionnelle. Bon gré, mal gré, je me suis inscrite au CAPES de créole au rectorat de la Martinique, sur le poste réservé. Mon adresse administrative était en Martinique. Au soir de la clôture des inscriptions, très tard dans la soirée, j’ai reçu un mail provenant d’un bureau du rectorat de la Martinique, me disant qu’étant donné que j’étais inscrite en thèse pour un doctorat, je n’avais pas droit à l’inscription en CAPES sur un poste réservé. Ainsi s’achevait cet épisode CAPES créole pour moi. J’ai été surprise, plutôt indignée du fait que je m’étais inscrite au CAPES dès la première semaine d’ouverture des inscriptions. J’ai même pensé que ce refus arrivait vers 23h, et juste après la fermeture des inscriptions, pour empêcher que je ne modifie l’inscription. Mais, étant donné que je n’investissais pas sur l’enseignement du créole, surtout dans le secondaire, j’ai continué ma voie sans être autrement perturbée.
Reprenons un peu le cours des choses : Nous sommes au début des années 2002. J’enseigne au département d’anglais sur le campus de Schoelcher en Martinique. La direction de l’IUFM de la Guadeloupe me propose alors un demi-poste de contractuel pour l’ensemble des enseignements en créole. Il y a le concours spécifique créole, la formation des enseignants pour la validation, et quelques cours offerts aux candidats du CAPES. Notons bien qu’à ce moment-là, je suis au département d’anglais, sur un poste de contractuel à temps plein, 380 heures de cours en L1, L2 mais surtout L3. J’ai toujours été très à l’aise dans un département d’anglais, et je gagnais beaucoup d’argent à ce département. Pourtant lorsque j’ai mesuré l’enjeu que représentait le créole en Guadeloupe, j’ai décidé d’y revenir, pour assumer la responsabilité à l’IUFM. Beaucoup de cours me sont tombés dessus : ceux de l’habilitation en créole (émanant du rectorat), ceux pour la formation des enseignants en master de formation et d’enseignements, tels : enseigner le créole en contexte multilingue, enseigner le français en contexte multilingue et créolophone, enseigner la lecture, enseigner la grammaire française en contexte créole. La formation pour le CAPES de créole comprenait des traductions, des points d’explications grammaticaux d’énoncés créoles). Ce que j’ai toujours regretté c’est l’absence de cours d’un vrai parcours de grammaire créole dans le cadre de la préparation aux concours créoles.
J’ai aussi été souvent sollicitée par l’Académie pour la formation des enseignants déjà en poste, ou pour des collègues nouveaux arrivants : Phonologie, lexicologie, grammaire, sociolinguistique. Je supervisais et je formais les collègues.
J’ai déposé ces cours sur le portail d’enseignement de l’ESPE de Guadeloupe, avant de partir à la retraite en 2015.
Le master pour l’enseignement du créole, je crois à l’époque, le MEEF, me demandait d’aller faire le suivi des enseignants dans tout l’archipel, y compris à Saint-Martin.
L’habilitation quant à elle s’est toujours beaucoup intéressée à l’écriture des mots du créole.
Par ailleurs, le DPLSH (Département pluridisciplinaire de Saint-Claude) ouvrant ses portes en 2003 sous la direction de Jean-Pierre Sainton, alors Maître de Conférences en histoire à l’Université des Antilles me demande d’enseigner la dialectologie créole à base lexicale française de la Caraïbe et la dialectologie créole entre l’Océan Indien et la Caraïbe, cours qui existaient également en Martinique, en L3 de Lettres Modernes. J’enseigne également à ces mêmes étudiants un cours de linguistique générale. J’enseigne par ailleurs un cours de linguistique et grammaire du français en L2 de Lettres Modernes.
En 2010, j’ai obtenu un poste de chercheure titulaire en linguistique créole, et j’ai exercé en tant que Maître de conférences à l’université, de 2010 à 2015. Rappelons que j’encadrais à l’université avec souvent une vraie expérience d’enseignante et plus tard de chercheure, depuis 1981. Être nommée chercheure en linguistique créole à l’université, lorsque l’on est femme et qu’on se proclame guadeloupéenne et libre, a été un parcours long, au courant des quatre décennies passées. J’ai vu passer d’autres que moi et qui pourraient peut-être témoigner. Je travaille paisiblement, sans envie, sans relâche, sans essoufflement. Une seule idée en tête : je suis partie solennellement de la Guadeloupe en 1971 pour la linguistique et je continue le chemin que je me suis tracée.
En tant que chercheure, direz-vous que ce que vous avez constaté sur le terrain à partir des années 70 est toujours d’actualité ?
Je suis tombée directement dans la dynamique de la mise sur pied de la graphie créole, problème que j’aurais souhaité éviter. Cela prend beaucoup de temps et cela donne l’illusion que l’on fait avancer la connaissance de la langue. J’aurais voulu, à travers les recherches en didactique que je faisais, transmettre la connaissance du créole guadeloupéen. Or, même la phonologie, ADN de la langue, n’avait pas vraiment sa place dans la question graphique.
J’ai aussi trouvé sur le terrain des enseignants, une fausse idée de la linguistique et en particulier de la phonologie pour l’enseignement de la lecture. Les enseignants n’avaient ni conscience de la variation, ni conscience des troubles spécifiques de la lecture, chez un sujet créolophone de la perception dans le processus de la diglossie créole-français. J’ai dû, dans le numéro 2 de la revue du CRREF, 2008, produire un article, qui, à l’époque, fit débat, et qui jusqu’en 2015 me valait toutes les convocations du rectorat pour la formation des enseignants locaux et surtout des enseignants fraichement arrivés de France.
J’ai également trouvé un flou dans la conception de l’acquisition du lexique français en milieu créolophone. J’ai pris les copies des étudiants de L3 d’histoire, pour gérer cette question. J’en ai fait un article pour la revue en didactique du CRREF (2014). Et cela a ouvert un débat, à mon départ à la retraite. Au niveau de l’école primaire, j’ai travaillé avec Olivier Mirval, dans les écoles, sur l’enseignement du lexique français à des élèves allophones. J’ai d’ailleurs conceptualisé la différence entre lexique français et lexique créole en organisant un gros séminaire international avec les représentants d’autres mondes créolophones. L’intitulé de ce séminaire, « Dire et penser les sciences en créole ». Cela a donné lieu à des articles et à des thématiques de thèse de doctorat, en didactique de l’enseignement des maths en créole dont le CRREF a été le bénéficiaire.
J’avais aussi remarqué la difficulté à concevoir la grammaire : j’ai donc écrit d’abord un article sur les déterminants (déterminants et actes de détermination en créole guadeloupéen). Puis dans le cadre de la recherche en didactique du français en milieu créolophone, à l’OIF, j’ai travaillé sur l’enseignement des prépositions du créole. Puis, me rendant compte qu’il fallait une structure plus dogmatique sur la grammaire, j’ai organisé un séminaire international et j’ai produit le premier numéro de l’organe en ligne du CRREF sur la didactique en intitulant le séminaire et le numéro, « La grammaire, dans la mise en place d’un enseignement contextualisé en LVR ».
Une rétrospective sur les années 1980 m’amène à considérer combien le terrain était rude pour la jeune linguiste que j’étais. Je ne suis pas sûre que la situation soit tout à fait différente aujourd’hui. Il fallait faire face à la résistance de ceux qui, restés au pays sur le terrain, et non spécialistes ou spécialisés dans les langues, se sentaient dépossédés de la langue par ce nouveau courant créole, linguistique. Il en fut ainsi, tout le long de mon parcours d’enseignante.
Le climat dans lequel j’ai été accueillie en tant qu’enseignante du CAPES de créole
En Guadeloupe, le terrain a été particulièrement froid et l’ambiance méfiante, au courant des premières années du XXIe siècle, lorsque les enseignements de CAPES, une fois installés à l’IUFM de la Guadeloupe, je rencontre les premières promotions des étudiants guadeloupéens du CAPES revenues de la Martinique après une licence de LVR. Je suis une enseignante venue de France, et produite par le sérail des sciences du langage.
En réalité, en le disant aujourd’hui, j’ai pris une telle distance, que c’est un peu une histoire que je raconte. Je la trouve intéressante en tant que témoignage.
Beaucoup de chercheurs remettent en question de nos jours le fait que le créole soit toujours notre langue maternelle. Vous, vous le présentez ainsi. Pouvez-vous expliquer l’évolution de la pensée sur ce point et pourquoi vous considérez que c’est toujours notre langue maternelle ?
Dans les sociétés créoles, la réalité de la langue maternelle est une réalité différente de celle des sociétés dont la langue maternelle est une langue de prestige. En Guadeloupe, la langue créole était la langue d’usage d’une partie importante de la population jusque vers les années 60, lorsque la culture était encore celle de l’habitation-sucrerie. Au début des années soixante, la structure de l’habitation-sucrerie, très semblable à l’habitation esclavagiste qui avait abrité l’émergence du créole guadeloupéen, a été démantelée par le processus de mondialisation exigeant un mode d’économie moderne, de scolarisation en masse, d’accession en masse à la radio et de l’entrée de la télévision sur l’île qui exige du chercheur des définitions et des critères différents des critères classiques. Le cadre qui produisait et reproduisait le créole n’existait plus. Au fur et à mesure, le créole s’est francisé et le nombre de locuteurs ayant une compétence en français s’est accru considérablement. Le profil des locuteurs a changé.
Selon les définitions classiques, la langue maternelle est la langue native, celle qui a été parlée en premier, celle qui est parlée dans la famille. Aujourd’hui, il arrive que certains Guadeloupéens, élevés dans les milieux les plus traditionnels utilisent moins le créole et pratiquent davantage le français, même si les registres de français en question sont fortement créolisés. Ces changements impactent fortement la sociolinguistique des langues créoles.
Mon repère de la langue maternelle est le suivant : Peu importe la catégorie sociale à laquelle appartient le locuteur guadeloupéen, lorsque ce dernier est en prise à une émotion très forte, tel un deuil inattendu, ou, pendant des événements tels ceux de 2009 par exemple, il s’exprime et même, il hurle en créole, de manière spontanée et vraie. Ce sont ces situations qui devraient être prises en compte pour une nouvelle définition de la langue maternelle dans les sociétés créoles. Il est vrai que les langues de France, dans le territoire hexagonal français ont subi le même sort. Les critères sociolinguistiques universitaires relativement étrangers créent un mimétisme des définitions et concepts jusque chez nous.
Comment faudrait-il alors définir une langue maternelle ? On pense généralement que c’est la langue que l’on parle le plus souvent, celle avec laquelle on grandit. Et là, vous dites que chez nous, une certaine tendance au mimétisme fait qu’on peut s’attacher à toujours parler français, mais intérieurement cultiver une maîtrise du créole qui n’est exprimée que dans certaines situations.
Je pense avoir répondu ci-dessus. Affirmer que le créole est la langue maternelle du pays révèle le projet de préservation et de construction que l’on nourrit à l’égard de la société guadeloupéenne, le projet de construction du pays et l’histoire récente de la langue créole. C’est une question d’intention. Dire que le créole guadeloupéen n’est plus la langue maternelle du pays c’est peut-être un constat quantitatif, qui peut séduire le plus grand nombre. Cependant, ce dernier constat, si on l’accepte sans se battre, révèle une autre vision du pays, qui ne contribue pas nécessairement à construire, avec le créole. Ce dernier projet est susceptible de créer une forme de bilinguisme inconfortable, un bilinguisme où le créole ne serait pas assumé.
Selon l’UNESCO, 40% des habitants de la planète n’ont pas accès à un enseignement, dans une langue qu’ils parlent ou qu’ils comprennent. L’UNESCO déclare qu’elle croit en l’importance des diversités culturelles et linguistiques pour des sociétés durables et c’est au nom de cette diversité qu’elle a accepté, sous proposition du Bengladesh, qu’il soit célébré une journée internationale des langues maternelles, le 21 février.
Vous parlez de bilinguisme inconfortable et de diglossie. Faut-il considérer que le concept de diglossie est erroné puisqu’il ferait juste référence à cette tendance au mimétisme ?
Non, je vais être plus claire : la diglossie est bien un aspect de la réalité guadeloupéenne et plus généralement antillaise. Selon Ferguson (1959), une situation de diglossie se définit par l’usage d’une langue dominante, (dans notre cas, c’est le français), qui est la langue de la réussite, la langue de l’école, des administrations, de l’église officielle, et d’autre part par une langue dominée, (dans notre cas, le créole), qui est l’âme de la majorité, langue des pratiques culturelles et économiques populaires, langue des cultes populaires. Le terme de bilinguisme a été utilisé dans mon propos, en référence au fait que les Guadeloupéens, même dans une situation particulière sont dans une situation bi-langue. Ferguson évitait le terme de « bilinguisme ». Les nouveaux linguistes (Prudent) évitent les deux termes. Ils préfèrent le concept de variation.
Ces dernières années avec les écrits des auteurs qui défendent le courant de la créolité, il a été mis en avant le fait qu’il existe une variété de français qui nous est propre. Pourtant les chercheurs continuent à parler de nos sociétés comme étant des sociétés bilingues et non trilingues. Pourquoi la recherche ne prend-elle pas en compte le fait qu’il y a en présence sur nos territoires 3 langues : le créole, le français et le français régional ?
La linguistique et le bon sens commun considèrent que le français est une langue en usage aux Antilles, quelles que soient ses variantes, ses registres et ses niveaux. La question de la variation, c’est-à-dire de tous les niveaux de langue compris entre le français standard et le créole basilectal dans les mondes créolophones n’ont été pris en compte par les linguistes que récemment (Prudent 2005, Juliette Facthum-Sainton, 2004 et 2006, Chaudenson, 2007, Mylène Lebon-Eyquiem, 2014). Bien que les Haïtiens n’en sont qu’au début de ce travail sur le français haïtien, un dictionnaire du français haïtien a été édité chez Hatier. Il s’agit là du niveau linguistique.
Il existe par ailleurs, un mouvement littéraire de la créolité. Dans le monde francophone des Antilles, ce mouvement naît avec Simone Schwarz-Bart d’abord, et avec Chamoiseau, Confiant, Condé, Pépin et Gisèle Pineau.
Au niveau linguistique, dans la Caraïbe anglophone, par exemple à la bibliothèque de l’Université UWI, sur le campus de Trinidad, j’ai relevé un certain nombre de mémoires de master, avec mention, et qui décrivent la langue anglaise parlée à Trinidad, ainsi que les différents niveaux de créole à base lexicale anglaise du pays. Il serait intéressant de travailler dans ces domaines en Guadeloupe et en Martinique.
Donc, le problème est que nous n’avons pas assez de chercheurs qui travaillent sur la description de nos langues ?
Absolument. Il n’y aura jamais assez de chercheurs. Mais, c’est qu’outre l’ancien GEREC et GEREC-F, il n’y a pas eu de groupes de recherches spécifiques sur les langues et littératures créoles.
Souvent, il est considéré qu’aller vers le créole ne permettrait pas d’avoir une carrière professionnelle correcte. Que diriez-vous pour faire comprendre qu’avec le créole, il y a aussi des choses concrètes à faire ?
Il est possible d’ouvrir une autoentreprise et de vivre à partir de ses compétences en créole. Il faut avoir de l’audace :
– Services de traductions pour les collectivités territoriales,
– Participation à la publicité des entreprises,
– Formation pour les municipalités en créole,
– Proposition d’alphabétisation payante en créole,
– Sortir des sentiers battus en proposant des formations sur les proverbes à condition d’avoir travaillé sur ce sujet auparavant, etc…
– Mise en créole des textes qui sont dans les lieux officiels et publics (municipalités, églises, tribunaux, la salle d’attente des médecins, etc.)
En gros, le jeune entrepreneur doit comprendre que la langue et les mots c’est toute une âme. Une personne qui rentre dans un espace et qui voit des mots écrits en créole, sait qu’il y a quelque chose qui existe qui est de l’ordre d’une âme collective. Systématiquement, des écriteaux municipaux dans les squares et rues devraient interdire les actes incivils et non citoyens, en créole. Cela demande un budget signifiant la reconnaissance de ceux qui professionnellement accordent leurs services, en créole. Et ceci, pour ne citer que quelques-unes de mes suggestions.
S’imposer sur ce marché va s’obtenir en s’appliquant avec courage, persévérance et audace. Ce ne sera pas toujours facile, mais c’est possible et je le souhaite aux jeunes dont le métier sera celui de technicien de créole et non d’enseignant salarié. En bref, je le souhaite surtout à celui qui sera sur le marché de l’emploi et qui répondra aux compétences dont on a besoin en traduction et autres.
Concernant votre parcours, vous disiez que la découverte de langues africaines vous a amené à vous intéresser au créole. Ces derniers temps, suite à la sortie d’un certain livre, il y a toute une série de débats chez nous à propos des liens entre les langues africaines et le créole. Certains pensaient même qu’il n’y avait jamais eu de travaux présentant ces liens. Que pensez-vous de ce courant de pensée qui se développe au sein de notre population ? Que peut-il nous apporter de plus ?
Travailler et tisser une approche comparative rigoureuse entre langues africaines et langues créoles constitue aujourd’hui l’un des enjeux et des défis de premier plan, non seulement pour la créolistique, mais aussi pour les sciences du langage. La question linguistique est cependant très fortement idéologisée par les locuteurs de l’identité caribéenne et par les afro-centristes pour lesquels cette question est d’importance idéologique capitale. C’est la raison pour laquelle il convient d’être vigilant sur la question linguistique et plus particulièrement sur les questions suivantes :
– L’espace et le temps dans l’évolution des langues
Il peut être aussi erroné d’affirmer que le créole est une langue « égyptienne » qu’une langue néo-romane (Chaudenson). Concernant le lieu avec l’Égypte ancienne, il y a des siècles qui séparent ces langues anciennes de l’Afrique et ces langues créoles. Rien ne se serait donc passé sur plusieurs millénaires ? Les langues sont considérées par ces chercheurs comme figées, immobiles, contrairement aux approches linguistiques qui montrent que les langues évoluent continuellement et qu’elles changent même de typologie.
– Famille de langues vs. Typologie linguistique
Il serait productif de ne pas confondre une typologie commune à deux langues et l’appartenance à la même famille linguistique. La typologie linguistique demande de considérer des points spécifiques, comme l’ont fait Chamoreau et Treis (2019) découvrant la même typologie linguistique pour des langues amérindiennes, les langues créoles et quelques langues bantoues. Il s’agit beaucoup d’universaux du langage humain. On dit kon (i bèl kon manman y) dans ces langues, alors que d’autres langues utilisent deux termes, du type aussi… que. Deux langues dont certains points appartiennent à la même typologie linguistique ne sont pas nécessairement deux langues ayant une filiation commune. Il serait intéressant de considérer les universaux du langage humain, depuis l’émergence de l’humain jusqu’au développement du langage verbal.
– Lexique et étymologie
Le paradoxe, c’est que ceux qui, aujourd’hui, se présentent comme défenseurs des thèses substratistes africanistes au sein des langues créoles aboutiront, un jour, aux mêmes erreurs que les défenseurs des thèses néo-romanes ; ils utilisent le même positionnement et la même démarche limitante, celle de l’étymologie à des fins en apparence contraires, mais qui se révèlent être les mêmes fins :
Par exemple, mes anciens étudiants et les promotions d’après eux, basent leurs thèses également sur l’étymologie : dès qu’un mot créole (penga/panga (créole) ressemble à un mot français (prends garde, gare à), il est dit issu du français. Pourtant il existe la forme piga de l’haïtien et surtout le même signifiant et le même signifié issus de langues bantoues.
Si un mot créole (agoulou) est identifié comme la goulue du français, on ignore totalement la forme de l’Afrique centrale, ngulu, agulu, zigulu.
De même, si l’on rencontre le terme eti en créole, il court sur les réseaux que ce terme viendrait du yoruba, eti « mes oreilles ont entendu ». Et quand est-il de « plaît-il ; Où es-tu ? » formes fréquentes dans le français du XVIIIe et XIXe siècle.
Les exemples, agoulou, penga, éti, forcent le linguiste à élaborer la théorie selon laquelle ces mots ont intégré le lexique créole, parce qu’ils étaient motivés par la langue française et les langues africaines également. Cette théorie a été appelée Universals versus strata.
Aujourd’hui au contraire, il existe des thèses défiant la conception étymologique du XIXe siècle en Europe, comme une construction idéologisante. En effet, cette thèse pose le grec ancien, langue élitiste et considérée comme langue des Dieux et de la civilisation européenne, comme l’étymon du latin, du français, et de toutes les langues dites indo-européennes justifiant ainsi la suprématie de toutes ces langues sur d’autres, non indo-européennes. La thèse « kémétiste » prônant l’égyptien ancien comme source des langues créoles (langues non prestigieuses, non élitistes) transmet le prestige de l’égyptien ancien aux langues créoles. Le grec ancien et l’égyptien ancien sont des idéologisations, non des thèses linguistiques sur lesquelles s’appuyer.
– Comment les universités occidentales se sont-elles intéressées au rapport entre langues africaines et langues créoles ?
En France, cette recherche a été celle de la parenté linguistique entre langues créoles et langues africaines. Elle a privilégié, de manière limitante, le lexique comme objet de recherches, comme l’ont fait les grammairiens comparatistes allemands pour les langues indo-européennes. Cette recherche sur le lexique a été longtemps et largement dominée par la thèse néo-romane, avec à sa tête, Robert Chaudenson, depuis les années 70. Elle a mené les anglophones à se référer aux langues créoles, par leur lexique : French-based Creoles, English-based Creoles, etc. On a aussi dit French-derived Creoles, etc. La traduction française est : Créoles à base lexicale française, anglaise, ibérique, etc. La thèse néo-romane s’inspire des nombreuses convergences entre lexique français et lexique créole. À cause de ces convergences, cette école pose l’existence d’une vaste aire linguistique créole qui tire son origine de la langue française, « langue mère ». Aussi incalculable que puisse être le nombre de convergences lexicales entre créole et français, leur théorisation dans un cadre néo-roman les rend limitantes pour la compréhension de l’émergence des langues créoles, et donc pour les sciences du langage.
– La classification des langues en langues flexionnelles, langues isolantes et langues agglutinantes et leur influence sur la réflexion en créolistique
Aussi intéressante qu’ait été la découverte de la parenté linguistique indo-européenne au XIXe siècle, elle a aussi conduit à la typologisation des langues non indo-européennes, par exemple les créoles, sur la base de traits grammaticaux grecs et latins, langues qui ont des flexions finales (nombre singulier/pluriel/duel ; genre féminin/masculin/neutre : terminaisons temporelles et de personnes). Les langues sans flexion ont été jusqu’à très récemment considérées comme des langues isolantes ou agglutinantes et donc sans prestige, sans développement. Ainsi l’école néo-romane a marqué de son empreinte la créolistique en France. Malgré la syntaxe et la phonologie originales des langues créoles, elles n’ont pas vraiment fait l’objet de réflexion sur l’origine typologique de ces caractéristiques qui souvent sont les mêmes d’une langue créole à une autre, même s’il existe des différences.
– Même forme syntaxique, même ordre des mots, et familles linguistiques
Une autre question que l’on va se poser : est-ce qu’une forme syntaxique, l’ordre des mots dans une construction utilisée dans moult langues africaines et dans le créole est un signe de parenté linguistique ou est-ce de la typologie linguistique ? Cette question pose une problématique linguistique profonde à laquelle la créolistique peut aider à répondre : Soit l’exemple suivant : « an mwen » dans « timoun an mwen » pour exprimer le génitif ou complément de nom (déterminants possessifs : mon, ma, mes). Certains diront, à juste titre, que c’est un trait bantou (a meno). D’autres diront que c’est un trait du français populaire (à moi). La question linguistique primordiale est la suivante, face à un tel phénomène linguistique commun : 1) il y a des langues dont le génitif s’exprime après le nom, et d’autres, avant le nom. 2) Entre le nom et le pronom, il y a parfois ce que la grammaire linguistique appelle le relateur, a, comme dans à moi, a meno, et an mwen. Beaucoup de langues africaines ont cependant un génitif postposé au nom. Est-ce un trait syntaxique ou typologique ? Et si ce trait est typologique et relève de la perception cognitivo-linguistique de l’être humain et varie selon les régions, alors, on ne peut pas dire que ce trait en créole guadeloupéen relève de l’Afrique, ni d’ailleurs du français populaire, mais de l’universalisme. Ainsi, les universalismes sont aussi les superstrats et les substrats.
Dans une démarche de réflexion et non pas d’affirmation, il serait intéressant de travailler sur les convergences, à tous les niveaux de structure et de système, entre les langues créoles et les langues africaines. L’objectif premier pourrait être de mieux décrire les langues créoles. Forcément, quand on identifie un trait dans une autre langue, africaine de surcroît, et qui correspond à un trait créole, une telle découverte est susceptible de contribuer à mieux connaître les créoles. Un autre objectif pourrait également servir à poser des hypothèses sur les traits des langues africaines qui ont le plus d’analogies et de correspondances régulières avec les langues créoles et d’écrire une page de l’histoire entre les locuteurs africains et les locuteurs créoles : quelles régions ont le plus influencé et dont les traits demeurent encore dans le créole contemporain ?
Les auteurs qui ont travaillé sur le créole
Hugo Schuchardt (1882) qui a travaillé sur l’ensemble des langues créoles du monde, au XIXe siècle, a posé l’hypothèse forte de la parenté linguistique africaine et créole avec force. Cette question n’est pas une question d’identité nègre ou d’une identité africaine. Ce n’est pas une question de négritude ou d’afrocentrisme. C’est une question de linguistique formelle : comme Schuchardt l’a dit à la suite de ses 9 volumes, Kreolishe Studien, écrits de 1882 à 1891, il y a de telles convergences entre les langues créoles, quelle que soit leur base lexicale, qu’il est difficile de penser qu’il n’y aurait pas un soubassement commun, africain. Suzanne Sylvain (1936), linguiste haïtienne a posé les nombreuses convergences des langues haïtienne, guadeloupéenne et martiniquaise avec les langues Ewe, en particulier avec le Fon, pendant que Faine Jules, l’un de ses compatriotes affirmait, cette même année-là, que les langues créoles étaient du français modifié. Nous ne citerons pas tous les linguistes qui y ont travaillé. Il importe cependant de citer le travail dirigé et coordonné par Salikoko Mufwene, en 1993, Africanisms in afro-american varieties, Georgia Press. Les concepts d’africanismes y ont été discutés de long en large, avec de multiples exemples par Carrington, Huttar, Goodman, Boretzky, et Byrne. L’influence africaine dans la genèse des créoles a été discutée par Guy Hazaël-Massieux pour le créole guadeloupéen, Philipp Baker pour toutes les langues créoles à base lexicale française, Spears, Alleyne qui a beaucoup enseigné en Martinique, Hancock, Mufwene lui-même, Schneider. Et avec de l’audace, les auteurs suivants ont défendu les thèses de l’influence des langues africaines sur les langues créoles : Singler, Lefebvre, Thomason, Robertson, Holm, Carter, Rickford, Debose and Faraclas, Gilman, Dijkhoff, Williams, Morgan. Ce travail dirigé par Mufwene demeure une base solide.
Il convient de revenir sur les thématiques des défenseurs des africanismes au sein du créole. John Victor Singler (1993) a travaillé avec archives à l’appui sur les origines démographiques des Haïtiens. Il travaille sur l’estimation du nombre d’esclaves entre 1651 et 1791. Des exemples d’origine pour la Guyane, sont discutés, avec les archives à l’appui. Claire Lefebvre discute des processus impliqués dans la formation du créole haïtien. Elle confronte ses descriptions avec la thèse de la relexification et propose une méthodologie où serait pris en compte même l’âge de ceux qui parlent créole, durant la période de l’esclavage. Elle revient sur les langues Fon, le créole haïtien et confronte chaque point, la phonologie, le lexique, la morphologie et la syntaxe. Elle analyse également le degré d’homogénéité dans les substrats africains, ce qui est important. Ian Robertson identifie pas mal d’éléments des langues Ijo (groupe de langues nigéro-congolaise parlé dans le Delta du Niger) dans le créole Berbice Dutch des îles Vierges néerlandaises situées vers l’Ouest de la Caraïbe. Ce créole s’est récemment éteint. Robertson apporte des éléments de convergence entre ces langues de l’Afrique de l’Ouest et le Berbice Dutch, notamment au niveau des suffixes, de la construction négative, des pronoms de la 3e personne, des postpositions et des démonstratifs. Holm est affirmatif sur les traits phonologiques communs à certaines langues de l’Afrique de l’Ouest et les créoles de l’Atlantique (Mande, kwa, Kru, Gur) et les langues bantoues du nord. En outre, il mentionne que Van Name (1869 : 124) et Schuchardt (1882 : 895) ont affirmé fort que les convergences phonologiques entre les différents créoles de l’Atlantique pourraient être attribuées aux substrats africains. Hazel Carter travaille également sur la durée vocalique en Jamaïcain, en Guyanese, Ndjuka, et en Gullah. Une analyse passionnante de la langue des cérémonies Kumina (rituel et religion de type africain) en Jamaïque est faite et est comparée aux langues dites Kongo. Pour entrer dans le domaine modalo-aspecto-temporel, DeBose et Faraclas soulèvent méticuleusement des problématiques intéressantes de convergences entre les langues créoles américaines connues sous le nom de Black English. Des comparaisons sont faites avec les langues nigériannes. La question de la copule (sé, yé, zéro en créole guadeloupéen) est mise au premier plan par ces deux linguistes. Alleyne a même admis que l’absence de copule pourrait être un principe universel que de ne pas avoir la copule dans la forme attributive (mon propre exemple : timoun-la bèl) pourrait être un principe universel, puisque des langues non créoles et non africaines, tel par exemple le russe, en haut latin et beaucoup de langues africaines se partagent ce trait avec les langues créoles de l’Atlantique (1980, Syntaxe historique créole rédigé en français alors qu’il travaille en pays anglophone).
Cette vision est basée sur la théorie des changements linguistiques tels que le voient les sciences du langage depuis au moins Martinet dès 1960 : 81 selon Hoeningswald.
- La lingua franca
Keith Whinnom, en 1956, propose une origine unique à la ressemblance entre le ternateño, un créole à base lexicale espagnole parlé aux Philippines et l’Indo-portugais. Cette ressemblance s’expliquerait par l’existence d’un pidgin ou d’un sabir portugais formé par les navigateurs portugais les premiers organisateurs de la traite en Afrique. Ce pidgin se serait formé d’abord dans la mer Méditerranée et serait le résultat des échanges entre marins. Ce pidgin est appelé la lingua nautica. Il se serait étendu à d’autres zones géographiques par la suite. Ce pidgin portugais serait pour lui à l’origine de l’ensemble des langues créoles, les différences lexicales s’expliquant par une relexification lors du contact avec des langues européennes diverses (éléments trouvés dans Laurence Goury, 2005[4]
- La thèse substratiste
Pour les tenants de cette position, le substrat africain joue un rôle fondamental dans la genèse des créoles et, partant, dans la proximité des structures des créoles issus du même substrat : la théorie de la relexification par exemple, défendue par Claire Lefevbre (1999), fait l’hypothèse pour le créole haïtien d’une relexification du matériau lexical du français à l’intérieur des structures grammaticales de la langue maternelle des esclaves, le fon-gbe. De façon moins extrémiste, B. Migge (2003) compare les structures des créoles anglais du Surinam avec celles des langues gbe et conclut à une rétention des structures du substrat et à l’emprunt de matériau du superstrat. Dans les deux approches, la genèse des structures créoles est très liée aux processus d’acquisition d’une langue seconde, la langue de la colonisation, par apprentissage non guidé.
Ama Mazama a travaillé sur les éléments généraux des langues bantoues et des langues créoles. En ce qui me concerne, je travaille sur la morphologie historique bantoue et la synchronie créole, mettant en relief des agglutinations du préfixe de classe bantou au lexème- base (2020). Yves Moñino et Armin Schwegler ont travaillé sur l’influence bantoue dans l’expression du pluriel et du génitif du palenquero de Colombie et du Vénézuela.
Donc, il faudrait réellement étudier la linguistique et s’inscrire dans une démarche scientifique.
Absolument, il faudrait étudier la linguistique si l’on veut traiter de linguistique.
Avec cette idéologie, il y a une remise en question de l’utilisation du mot « créole » pour désigner la langue. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas dans cette dynamique. Je ne suis pas surprise. J’ai l’habitude d’utiliser les termes, « le guadeloupéen », « le martiniquais », « l’haïtien », « le dominiquais », etc. parce qu’en linguistique, c’est ce que l’on dit pour différencier les dynamiques et faire de la dialectologie créole. Mais, une fois que l’on entre dans la société civile, cette terminologie est moins significative pour moi.
Les peuples, les sociétés dans la marche pour l’affirmation de leur identité, en accord avec leurs grammairiens et autres spécialistes des langues ont déjà changé le nom d’une langue. Autrefois, la langue créole de Suriname autrefois appelé taki-taki par les colons, a été rebaptisée Sranan Tongo, le terme taki-taki faisant référence aux gens qui parlent mal une langue (talk donc taki). On a aussi vu des langues qui avaient un nom digne, reculer sous la pression de la globalisation. C’est le cas du muisca de la Colombie devenir le tchibtchab, non externe à la dynamique du peuple qui parle cette langue.
Le terme woucikam a été proposé. Tout est objet de débat. Je pense, sans animosité aucune, que ce terme maintient l’illusion que le créole est une langue africaine.
J’aimerais en venir à un point. Se donner l’illusion que le créole vient d’une langue africaine la plus ancienne, directement, parlée en Égypte, c’est mal gérer l’enjeu identitaire que représente la continuité entre l’Afrique et les diasporas. Je serais d’accord à ce que, à l’école, en colonie de vacances, en activités du mercredi, au sein des établissements scolaires qui se donnent des programmes plus développés, les jeunes de la Guadeloupe aient un apprentissage des rudiments des langues les plus proches de celles qui ont pu dominer l’échange entre personnes esclavisées, en Guadeloupe : bonjour, au revoir, comment ça va, les présentations…
Par ailleurs, au courant des années 70 et 80, il y avait des chansons en lingala et en twi pour enfants. Ces chansons ont fait le tour de la Guadeloupe et sont restées plusieurs décennies. Jusqu’à mon dernier fils, Sadi, les promotions auxquelles il a appartenu ont connu les paroles de ces chansons. Il s’agit de mettre la conscience des enfants sur la phonétique de ces paroles pour que ces chansons les imprègnent et créent du lien avec le passé, de manière positive. Il y a aussi des chants de l’Afrique louant la beauté de l’individu, la beauté de l’eau, du ciel, du vent, l’intrépidité du feu, pour les enfants. Il suffit de les apprendre pour que ça change la réalité guadeloupéenne à propos de l’Afrique. Cette question identitaire est particulièrement importante pour la construction de l’être.
Finalement, on a un courant qui pour le moment a suscité de nombreuses controverses au sein de nos populations mais qui n’a pas fait avancer la recherche.
Je serai plus indulgente tout en n’étant pas d’accord. La population a besoin de cette identité africaine, car c’est un aspect de son âme qui a été bafouée, et que l’être guadeloupéen collectif avait appris à renier.
La question de l’enseignement a souvent fait l’objet de débats en Guadeloupe. Selon vous, que faudrait-il pour un enseignement de qualité dans ce territoire ?
Aujourd’hui, le modèle proposé à notre jeunesse guadeloupéenne est celui de la classe préparatoire, de l’école normale supérieure, du parcours des sciences politiques, de l’ingénierie, signe de la réussite scolaire et universitaire. C’est une remontée incroyable, par rapport au point de départ, en 1848. Donc, il y a de la qualité dans l’enseignement. Mais la question qui se pose est quelle qualité ? Pour y répondre, un peu, il faut un retour en arrière. Les ancêtres esclaves se sont battus pour la liberté et pour l’égalité des droits. Ils ont donc décroché l’enseignement public, pour les filles et les garçons jadis esclaves, et ce dès avril 1848. Au courant de la même année, il y a eu intimidation et la plupart des élèves, fils d’anciens esclaves, sous la pression, ont déserté les salles de classe. L’ouverture du premier lycée de Guadeloupe, le lycée Carnot en 1883 en même temps que l’Ecole Normale pour la formation de jeunes enseignants sortis de la couche inférieure de la société, a été obtenue au bout d’une lutte intense. Les autorités s’opposaient à ce qu’une population, encore récemment esclave se révolte en ayant accès à un enseignement de niveau supérieur (Thèse de Antoine Abou). Le roman de Joseph Zobel, Rue Case Nègre, mis en film par Euzhan Palcy, est une illustration de l’intensité de la lutte menée par les parents de la première moitié du XXe siècle, pour que les enfants aillent à l’école, et se sortent de l’habitation considérée comme maudite. Aujourd’hui, et ce, en particulier depuis la deuxième moitié du XXe siècle, l’école est à nouveau désertée, parce qu’elle ne correspond pas aux vrais besoins de la société guadeloupéenne. Elle a quelque chose d’aliénant. L’élève brillant parti faire des études ne revient presque plus en Guadeloupe. L’élève, non motivé est « dans la rue ». L’école, tout en déployant beaucoup de moyens ne réussit pas à faire vivre et à dynamiser les sociétés antillaises pas plus que la société en France.
Je me suis sentie tellement à l’étroit dans le cadre de mon lycée, qui était un bon lycée, que j’ai carrément démissionné de mon poste et que quelques années plus tard, j’ai ouvert une école de langues que j’ai appelé Your Language Institute (LI). C’était la première école de langues, pris au sens global du terme, en Guadeloupe. Cela m’a permis de démontrer que les enfants tout en étant dans un milieu totalement guadeloupéen, même s’il y avait un problème de langue avec le créole et le français, parvenaient à accéder à une vraie connaissance de l’anglais et de l’espagnol.
Mais, il aurait fallu faire bien plus que cela, dans chaque discipline préconisée par l’école pour comprendre quelle place chacune d’entre elles doit jouer dans la société guadeloupéenne et lesquelles il faudrait retrancher ou ajouter au cursus, par rapport à la société dans laquelle on vit, et par rapport à la globalité dans laquelle nous vivons.
D’après ce que vous dites, il ne faudrait pas considérer le créole simplement comme une langue à enseigner mais il faudrait aussi le considérer comme un outil pour la transmission des autres savoirs.
Oui, c’est bien cela et c’était bien cela l’idée que le SGEG (Syndicat Général de l’Éducation en Guadeloupe) avait en tête : faire de la langue créole, un outil de transmission des savoirs. Nous sommes, en ce XXIe siècle des privilégiés de la Terre, en tant que locuteurs d’une langue récente. Anthropologiquement, toute langue lorsqu’elle est récente et surtout parce qu’elle subit une pression coloniale, est l’objet de défense par les locuteurs des sociétés où cette langue est native. Nous ne faisons pas exception à la règle. L’idée est de faire du créole aussi, une langue de transmission des savoirs. Nous aurons beau la défendre par des manifestations et des textes de défense, si la langue ne sert pas à la transmission, alors, elle est en grand danger de s’éteindre. C’est la dialectique des langues. Il n’y a pas d’exception. Il convient cependant de préciser que l’être humain n’a jamais été monolingue. Les sociétés n’ont jamais été unilingues. Aujourd’hui en particulier, en Guadeloupe comme partout ailleurs dans le monde, l’enseignement de plusieurs langues est fondamental pour la cognition humaine. On comprend un texte plus vite. On manipule la syntaxe et l’ordre des mots avec dextérité et rapidité d’esprit. Donc l’enseignement des savoirs requiert aussi d’autres langues que la langue native.
Qu’est-ce qu’enseigner le créole selon vous ?
Enseigner le créole n’est pas qu’enseigner en créole.
Enseigner le créole c’est, d’abord reconnaître que la langue émergée au pays (et qu’on appelle vernaculaire) qui est aussi la langue d’un certain nombre d’enfants à l’école, a sa place dans l’école : Je parle plutôt créole dans ma famille et je suis accepté à l’école, sans réticence. C’est d’abord la reconnaissance, aux yeux des élèves et des enseignants que la société guadeloupéenne existe.
Enseigner le créole, c’est en deuxième lieu, reconnaître qu’il existe une grammaire, avec des codes à respecter, sinon le discours du locuteur est hors de l’acceptabilité de la phrase créole.
Enseigner le créole c’est aussi partir de ce qui est autochtone, pour reconnaître l’universalité du langage humain. Cela nous manque beaucoup. Alain Dorville a souvent dit que l’on n’est pas obligé de partir de la voyelle [o] en français pour reconnaître [o]. L’enseignant peut choisir un mot créole pour l’enseignement de cette voyelle, puisqu’elle est également attestée en créole.
Enseigner le créole c’est, aussi explorer les métaphores et toute la rhétorique de la langue : Mwen maré an kaz-la, kon ti poul anba pyébwa (chanson interprétée par Manuela Pioche et aujourd’hui par Florence Naprix « Je suis retenue amarrée dans la maison comme une petite poule sous un arbre »). En quoi la référence à tipoul maré anba pyébwa correspond-elle à une référence culturelle du passé récent guadeloupéen ?
Enseigner le créole c’est être attentif à la littérature d’expression créole, orale et écrite des sociétés qui forment un ensemble archipélagique créole le long de l’arc des Petites Antilles (Haïti, la Guadeloupe, la Dominique, la Martinique, Ste-Lucie).
C’est être attentif à sa géographie. C’est traverser les mers à la rencontre d’autres sociétés, de l’autre côté du globe terrestre, dans l’océan Indien. Ces sociétés ont beaucoup en commun avec nous, sans être nous.
Enseigner le créole c’est aussi apprendre à écrire en créole, avec une certaine adéquation dans l’orthographe des mots. Et c’est savoir lire couramment. Apprendre à lire, ce n’est pas apprendre à lire en français. C’est plus universel que cela. Et l’élève qui est privé de l’apprentissage en créole est privé d’une partie de sa cognition. Le français ne suffit pas.
Enseigner le créole, c’est aussi avoir un lexique disponible, des expressions disponibles, c’est savoir discerner entre les différents niveaux de créole : fouté ou bay ; fouté ou mété, etc. C’est savoir passer d’une expression française à une expression créole. C’est enrichir son potentiel d’expression, sa compétence, c’est l’étendre, et non le refermer. C’est aller vers une nouvelle découverte. Les mots et les expressions nourrissent l’esprit de l’homme et le maintiennent alerte.
Et j’insiste à nouveau sur un point : enseigner une langue vivante dite régionale nécessite la mise en place d’un enseignement en grammaire. C’est bien ce que j’ai dit dans le numéro 4, « Grammaires créoles, 2014 », de la revue en ligne de l’ESPE (CREEF) que j’ai coordonnée, Contextes et didactique. En outre dans ce numéro, mon article est intitulé, « L’importance de la grammaire créole dans la mise en place d’un enseignement de LVR ». Mais, cela demande plusieurs étapes, tenant compte du niveau de l’école maternelle, de l’école primaire, puis des collèges et lycées.
Cela signifie-t-il qu’une meilleure prise en charge des jeunes apprenants guadeloupéens impliquerait qu’on puisse commencer par leur enseigner le créole, notamment la grammaire, afin de mieux pouvoir leur permettre d’intégrer de nouveaux savoirs concernant d’autres langues et même d’autres disciplines scolaires ?
Oui, c’est simple et c’est ce qu’il conviendrait de faire dans toutes les sociétés. Quel que soit le pays, il faut comprendre que la grammaire doit être installée concrètement. Il faut, à l’école, introduire également une approche de la langue qui visera progressivement la connaissance de ses structures. Ce projet peut se décliner d’abord sur le mode de la maîtrise du langage pour les plus jeunes, et, une fois le langage mis en place, l’exigence peut être celle de la compréhension et de la maîtrise progressive des structures de la langue, pour les plus âgés.
Pour le moment, même lorsque l’on considère l’enseignement du créole dispensé chez nous, on ne peut pas dire que les choses se font ainsi. Quelle en est la conséquence, selon vous ?
La prise en main d’un enseignement d’une langue qui était reléguée au domaine de l’oral nécessite du temps, des années. Les structures de l’enseignement en Guadeloupe n’ont pas encore atteint la maturité dans le temps pour maîtriser tous les aspects de l’enseignement du créole. J’ai remarqué qu’il y avait en cette période où nous sommes, une sorte d’installation dans la satisfaction de la tolérance du créole par l’administration scolaire. On s’imagine que l’on a atteint l’objectif de départ. On en entend parler moins qu’au cours des deux décennies précédentes.
Lorsque l’on considère l’enseignement du créole actuellement dans le système éducatif français, on constate que le créole apparaît comme langue vivante régionale. Pour beaucoup de professionnels du créole il s’agit d’une évolution, mais concrètement cet enseignement est associé à l’enseignement des langues étrangères. Donc, les textes établis pour l’enseignement des langues étrangères sont ceux qui sont valables pour l’enseignement du créole. Qu’en pensez-vous ?
Parmi les prédécesseurs de la présente génération d’enseignants, nombreux sont ceux qui, connaissant le fonctionnement des systèmes éducatifs, avaient vu venir ce problème : c’est-à-dire que le créole soit mis en conflit avec l’apprentissage de langues étrangères. C’est comme une barrière qui vous oblige à faire des choix drastiques. Il vous est tendu quelque chose d’une main et cette même chose vous est retirée de l’autre main. Au contraire, il aurait fallu que le créole soit installé de façon naturelle dans la vie de l’école, sans peur, et que la maîtrise de cette langue impulse, motive et facilite l’apprentissage des langues étrangères et du français. Cette association langue créole/langue étrangère révèle que l’accession du créole dans l’école française a été obtenue par des luttes et rappelle qu’une vigilance de tout instant doit être maintenue pour un fonctionnement le plus idéal possible.
Dès les années 1980, lorsqu’il y a eu les premiers textes qui permettaient de donner une place au créole à l’école, Dany Bébel-Gisler posait qu’il était illusoire de croire que c’est au sein du système éducatif français qu’on pourra faire évoluer les choses pour la langue. Avait-elle raison ?
Dans toute société, il y a des gens exceptionnels. Dany Bébel-Gisler faisait partie de ces éducateurs et chercheurs guadeloupéens qui ont une telle exigence vis-à-vis d’eux-mêmes, qu’ils ne se contentaient pas du système éducatif. C’est pour cela qu’elle a fondé sa propre école, Bwa Doubout. Là, elle pouvait, selon l’idéal linguistique qu’elle avait pour les enfants, doser l’enseignement bi-langue. La vision de Dany Bébel-Gisler en 1976-1977 et celle de Gérard Lauriette à la même époque, leur ont demandé de l’altruisme, l’oubli de soi et de sa carrière et du dépassement. C’est, galvanisée par l’exemple de ces deux prédécesseurs, qu’en 1987, après avoir laissé mon lycée privé, je fondais mon institut de langues, Your Language Institute, afin de me consacrer à ma vision de l’enseignement des langues en Guadeloupe, archipel entouré de nombreux pays anglophones et hispanophones. Mon institut de langues a sans doute posé la première pierre, le long du chemin du multilinguisme caribéen dans les milieux de l’école primaire et des collèges à Pointe-à-Pitre. Nous ne nous sommes pas trompés à l’époque.
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Facthum Juliette, 1975 : A critical checklist of the main writings on Pidgins and Creoles, mémoire de maîtrise, non publié.
Facthum-Sainton Juliette, 1979 : Description du créole de Guadeloupe. Transformation et dynamique du système phonologique et morphosyntaxique, Thèse de 3e cycle, sous la direction de Guy Jean-Forgues, Paris III, Sorbonne Nouvelle (Thèse non publiée).
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Facthum-Sainton, H. Deglas, A. Dorville (1982), Créole et pédagogie, SGEG.
Facthum-Sainton, Dorville Alain, Mérault Micheline (1983) : Apwann ékri kréyòl, n° 1 : Son a kréyòl, Parution SGEG Fòwmasyon
Facthum-Sainton Juliette, Dorville Alain, Mérault Micheline (1984) : Apwann ékri kréyòl, n° 2, Lagliyaj é dékoupaj a mo.
Sainton, Juliette (1997) : Té ké ja ka, Une perception de l’espace et du temps en créole : l’exemple du créole guadeloupéen, dans Dérades n° 1, pp. 35-47.
Sainton Juliette ((1999) : « Notes sur les non-dits du discours oral, l’exemple guadeloupéen » dans Dérades n°4, pp. 85-88.
Facthum-Sainton, Juliette (2000) : « La dimension africaine des langues créoles : faits phonétiques, phonologiques et morphosyntaxiques, dans Mofwaz n° 5 p. 97-116. Ibis Rouge Éditions.
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Facthum-Sainton, Juliette, 2004 : « Phonologie et variation en créole guadeloupéen » in Langages et Politiques linguistiques, Actes du XXVIe Colloque International de Linguistique Fonctionnelle, à Gosier (Guadeloupe), 30 septembre-7 octobre 2002 ; Colette Feuillard (Ed.), Peter Lang ; pp. 60 – 70.
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Facthum-Sainton, Juliette, 2008c : « Les contraintes phonologiques à l’apprentissage de la lecture en milieu de diglossie créole-français », revue REF du CRREF (Centre de Recherches et de Ressources en Education et en Formation).
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Facthum-Sainton, Juliette, 2011 : Film : expérimentation de la didactique du français en situation de créolophonie, CRREF, permission de l’inspecteur LAZARE, classe de maternelle de madame Broussillon, Desbonnes, Sainte-Rose.
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Facthum-Sainton Juliette (2017) : « Ressources lexicales et textuelles créoles à l’épreuve de la traduction, pp. 91-101, dans Guy Tirolien, de « Credo » en CredoS, sous la direction d’Alain Rutil, Jasor
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Facthum-Sainton, Juliette (2019) : « L’importance de la grammaire dans la mise en place d’un enseignement de LVR : les modalités du futur et du conditionnel en créole guadeloupéen dans, Revue de didactique conceptuelle en ligne., N°1 coordonné par Juliette Facthum-Sainton, ESPE, CRREF EA 4538.
Facthum-Sainton Juliette (2019) : « Réflexions sur l’analogie linguistique : préfixes de classes des substrats kikongo et déterminants du superstrat français : mécanismes de ré-analyse en créoles guadeloupéen et haïtien » dans L’analogie dans le processus de lexicalisation et de sémantisation en créoles guadeloupéen, guyanais, haïtien et martiniquais, sous la direction de Rochambeau Lainy, éditions Lambert Lucas.
Facthum-Sainton Juliette (2020) : « Considérations sur l’émotion traductive en créole » dans Tracées de Jean Bernabé, pp. 369-396.
Facthum-Sainton Juliette (2020) : « Des langues de la famille à la pratique de nouvelles langues dans les diasporas : transmissions phonologiques et ruptures » dans Langues de l’Inde en diasporas, maintiens et transmissions, Indian languages in diasporas, retentions and transmissions, sous la direction de Appasamy Murugaiyan, pp. 303-321, Actes de colloques, scitep éditions.
[1] Guy Jean Forgues, professeur d’anglais américain, à l’université de Paris III, Sorbonne Nouvelle et directeur de thèse.
[2] Michel Fabre. Universitaire- Directeur du Centre d’études afro-américaines et de nouvelles littératures en anglais à l’Institut des pays anglophones de la rue de l’Ecole de Médecine, Paris III, Sorbonne Nouvelle.
[3] Krikè : celui qui lance les jeux de mots, « l’animateur » ; Krakè : celui que l’on appelle surtout, « répondè », « l’auditoire dans la ronde formant la pièce de théâtre ». Exemple, krikè kraké pou krakè sa kraké. C’était aussi le moment où des mots tels latilyé a été ou bien inventé, ou bien remis en valeur, on ne sait trop. Comme nous avions plusieurs ateliers de travail, il nous a fallu un concept pour l’exprimer. Autour de nous, le mot que nous avions trouvé, était atèlyé, trop francisé à notre avis.
[4] Laurence Goury. Langues créoles : état des lieux des recherches et propositions pour une approche multicausale de leur genèse. Trace : Procesos Mexicanos y Centroamericanos, CEMCA -2005- Hal archives
Le blog de Juliette Facthum-Sainton : https://descriptioncreole.home.blog/
Granmèsi é bèl bonjou !
Koumansé mwen koumansé rantré an nannan a viv palé kréyòl.
Bokantaj-lasa, an sòti fin li, la, ka fè mwen, é ké fè mwen kabéché on bon moman.
Mèsi onpil douvan-douvan !
C.O. St-Val
Sa bèl ! Nou ka voyé on bon fòs ba’w pou ou vansé an chimen lasa.