Gerry L’Étang présente la trajectoire de Jean Bernabé

Photo de l'anthropologue Gerry L'Étang
Gerry L’Étang

Gerry L’Étang est un anthropologue martiniquais qui a fait partie du GEREC, du GEREC-F, puis du CRILLASH, au côté du professeur Jean Bernabé. Il a donc côtoyé de près, pendant de nombreuses années, ce dernier qui n’est plus de ce monde depuis 2017. Linguiste, écrivain, co-fondateur du mouvement de la créolité, Jean Bernabé a réalisé un travail que l’on ne peut ignorer lorsque l’on s’intéresse au créole des Antilles françaises et même à l’évolution des sociétés de ces territoires. Gerry L’Étang nous permet ici de découvrir les grandes réalisations de Jean Bernabé ainsi que l’impact de son œuvre.

Pouvez-vous présenter votre parcours ?

J’ai eu un double parcours d’étudiant. Après mon bac en Martinique, je suis parti à Paris, à la Sorbonne Nouvelle, pour poursuivre une formation en littérature. J’ai réalisé une maîtrise de lettres, puis ai poursuivi en DEA de linguistique. Parallèlement, toujours à Paris, je suivais des cours d’anthropologie. Quand je suis rentré, j’ai été enseignant de lettres dans l’académie de Martinique. Par la suite, j’ai soutenu une thèse en anthropologie qui portait sur les origines et l’évolution des pratiques hindoues de Martinique. J’ai donc travaillé sur la créolisation de la trace culturelle indienne dans notre société. J’ai ensuite été recruté par Jean Bernabé comme maître de conférences en anthropologie à l’université des Antilles et de la Guyane. J’ai par la suite été nommé professeur d’ethnologie créole à l’université des Antilles (UA). Je dirige en ce moment à l’UA, une unité de recherche, le CRILLASH (Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, langues, arts et sciences humaines), qui rassemble une quarantaine de maîtres de conférences et professeurs. Le CRILLASH a été formé par Jean Bernabé en 2006, à partir de quatre groupes de recherche, dont le GEREC, fondé lui-même par Bernabé en 1975. J’ai aussi en charge le master LLCER (Langues, littératures, civilisations étrangères et régionales) parcours Etudes créoles, dont l’origine remonte également à Jean Bernabé. 

Jean Bernabé était un linguiste, il a débuté ses activités en Guadeloupe. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur cette période qui caractérise les débuts de sa carrière ?

Photo du linguiste martiniquais Jean Bernabé
Jean Bernabé

Son parcours commence en 1975 en Guadeloupe, lorsque, jeune agrégé de grammaire, il est nommé maître-assistant à l’Université des Antilles et de la Guyane. À l’époque, les lettres et sciences humaines étaient en Guadeloupe, les sciences en Martinique. Quelques années après, le département de lettres et sciences humaines a été déplacé en Martinique. Donc il a logiquement suivi le mouvement et est rentré au pays, où il a continué à développer le GEREC, qui a été une formidable aventure.

Pouvez-vous nous présenter ce qu’a été le GEREC ?

GEREC signifie Groupe d’Étude et de Recherche en Espace Créolophone. Ce laboratoire de l’université des Antilles et de la Guyane (UAG) avait plusieurs objectifs. D’abord, il s’agissait de travailler sur les langues créoles, sur leur grammaire, sur leur littérature, sur les cultures qui les portaient. Le GEREC avait également un côté militant. Il est important de comprendre cela pour saisir la personnalité de Jean Bernabé. Ce n’était pas un intellectuel dans sa tour d’ivoire. Il allait au contact de la population. Donc en plus de ses recherches fondamentales sur les grammaires des créoles de Guadeloupe et de Martinique, il avait le souci que ses travaux aient aussi une dimension de recherche appliquée et qu’ils contribuent à changer le quotidien des Martiniquais et des Guadeloupéens dans leur rapport au créole. Par la suite, Bernabé créera le GEREC-F, pour intégrer au GEREC les enseignants-chercheurs de FLE (Français langue étrangère) travaillant à l’ISEF (Institut supérieur d’études francophones), également fondé par lui sur le pôle Martinique de l’UAG.

Les choses les plus importantes que les populations de Guadeloupe et de Martinique retiennent de Jean Bernabé sont sa militance en faveur de l’introduction du créole à l’école et l’équipement graphique qu’il a réalisé pour cette langue. Les écritures du créole utilisées en Guadeloupe, en Martinique et même dans quelques autres territoires de la Caraïbe, découlent en effet des travaux que Bernabé a réalisés depuis l’université. Et sa thèse de doctorat d’État, Fondal Natal, est incontestablement la référence en matière de grammaire des créoles de ces deux îles.

Pouvez-vous nous parler des actions qui ont été menées pour l’introduction du créole à l’école ?

Ça a été un long combat, réalisé contre un pouvoir académique assimilationniste mais aussi, voire surtout, contre nous-mêmes. Il faut reconnaître que beaucoup de Martiniquais et de Guadeloupéens étaient créolophobes et peut-être même le sont-ils encore pour partie. Ce sentiment de créolophobie est lié à l’aliénation culturelle découlant d’une politique coloniale voulant franciser des Antillais. Tout ce qui était lié à la culture et à la langue créoles était minoré, oblitéré, rejeté. Il s’agissait là d’un moyen de détourner les Martiniquais et Guadeloupéens de leur culture locale car la langue et la culture françaises étaient promus comme seuls éléments pouvant permettre l’ascension sociale. Jean Bernabé a vite compris que pour lutter efficacement contre la décréolisation, il fallait faire rentrer le créole à l’école.

Il y a eu une conjoncture favorable, qui a été l’accession de la gauche au pouvoir. Et l’arrivée, dans ce contexte, d’un ministre de l’Éducation nationale, Jack Lang, ouvert aux langues régionales. Cette conjoncture propice et un combat de tous les instants sur le plan local, de Jean Bernabé et de ceux qui l’entouraient comme Raphaël Confiant, Robert Damoiseau, Michel Dispagne, ont permis la création de concours d’enseignement du créole. Bernabé et les siens ont obtenu la création du CAPES de créole et de l’option créole pour le concours de professeur des écoles. Ce qui a permis que certains Martiniquais et Guadeloupéens puissent gagner leur vie grâce au créole. Par la suite, est arrivée la spécialité créole de l’agrégation Langues de France.

Mais pour réaliser cela, il a fallu d’abord la création de diplômes. Jean Bernabé est parvenu, dans un premier temps, à créer au sein de l’université, le DULCCR, Diplôme universitaire de langue et culture créoles, de niveau maîtrise. Il y avait même, entre parenthèses, une option à ce diplôme, que j’ai créée à sa demande : le DULCCR. I. (option indienne), où étaient enseignées des langues indiennes : le hindi et le tamoul. Ce qui a permis qu’en Guadeloupe nos diplômés du DULCCR.I. qui étaient enseignants, obtiennent que le hindi puisse être enseigné en tant que LV3 en collège et en lycée. Après le DULCCR, il y a eu la création de la licence de créole, puis de la maîtrise, du D.E.A (remplacés après par le master) et du doctorat. Au point qu’aujourd’hui à l’université des Antilles, nous avons une licence, un master et un doctorat. Ce sont ces créations diplômantes de Jean Bernabé qui lui ont permis d’arracher l’introduction du créole à l’école. C’est donc un travail d’activiste, prolongement d’un travail intellectuel et universitaire s’attachant à décrypter, revaloriser, diffuser nos langues, cultures et former à celles-ci, qui ont autorisé ce résultat.

Il est donc encore possible de nos jours de faire des études de créole, à l’Université des Antilles, dès la première année d’université jusqu’au doctorat.

Il est possible de réaliser une licence de LLCER créole sur le campus de Martinique, de la première année jusqu’à la 3ème année. Le master de créole qui suit, est proposé en ligne et peut donc être préparé depuis n’importe quel endroit du monde. Nous avons des étudiants de Guadeloupe, de Martinique, de bien d’autres pays. Et il est possible de poursuivre en doctorat d’études créoles (Cultures et langues régionales) à l’UA, avec une spécialisation en linguistique, en littérature, en anthropologie, en géographie, en histoire, etc. La dénomination Cultures et langues régionales (CLR) en doctorat concerne ici l’aire étudiée, qui doit être une aire culturelle créole des Amériques ou de l’océan Indien. On peut donc élaborer une thèse en CLR dans une discipline littéraire ou de sciences humaines, à condition que le sujet travaillé porte sur une zone créole. Nos doctorants en fait, réalisent principalement des thèses en littérature, en linguistique, en musicologie ou en anthropologie. Actuellement, nous en avons une vingtaine, sans compter ceux déjà docteurs.

Comment se positionnaient les chercheurs du GEREC par rapport aux chercheurs qui évoluent au niveau international ?

Au niveau international, on retrouvait effectivement des chercheurs de très bon niveau, mais il s’agissait plutôt d’universitaires qui menaient des recherches fondamentales. Il n’y avait d’ailleurs pas beaucoup de chercheurs qui se consacraient au créole dans le monde. Il y en avait en Allemagne, en Haïti, quelques-uns en France et aux États-Unis. Donc à part quelques individualités comme l’Allemand Ralph Ludwig, que l’université des Antilles vient de nommer Docteur Honoris Causa, il n’y avait guère à leur niveau d’activisme culturel accompagnant leurs recherches, hormis bien sûr en Haïti. Or c’est cela qui a caractérisé le GEREC et qui caractérise aujourd’hui le CRILLASH. En plus de la recherche fondamentale, nous avons toujours réalisé une recherche appliquée, en essayant de toucher la population et de changer son rapport à la langue et à la culture créoles. Mais la recherche fondamentale a également été importante au GEREC. Jean Bernabé a créé de nombreux concepts en linguistique créole, même il ne s’est pas arrêté à ça.

S’il fallait faire un bilan de l’impact de son œuvre, que diriez-vous ?

Je ne vous ai parlé que de deux éléments caractéristiques de la trajectoire de Jean Bernabé. Il y en a d’autres. Bernabé a également été un penseur, qui a notamment réfléchi sur les changements apportés par la mondialisation culturelle. Il a par exemple, proposé un concept que je trouve extrêmement fécond : « la rupture générationnelle », qui permet de comprendre que ce qu’on appelle volontiers aujourd’hui « créolisation » pour désigner les effets de la globalisation culturelle, n’équivaut pas à la créolisation historique, celle qui s’est développée aux Amériques et dans l’océan Indien à compter du XVIIème siècle. Il y a en effet, à la suite de Ulf Hannerz et surtout d’Édouard Glissant, l’idée que le monde va en créolisation, et donc que la globalisation culturelle pourrait être confondue avec la créolisation historique. Certes, la globalisation culturelle et la créolisation ont en commun de produire une interculture. Mais la créolisation historique s’opère sans que le Bossale puisse transmettre à ses descendants l’essentiel de la culture générale et linguistique dont il est porteur parce que l’esclavage broie les langues originelles, les cultures africaines. Il y a bien sûr des éléments qui vont perdurer, le plus souvent reconfigurés, mais l’essentiel de la culture d’origine, notamment religieuse, disparaît, même s’il y a sur ce point des disparités, en Haïti par exemple, en comparaison avec la Martinique, la Guadeloupe ou la Réunion. Or le migrant contemporain, lui, peut transmettre des éléments notables : religieux, linguistiques, culinaires et autres à sa descendance. S’il y a d’ailleurs aujourd’hui tous ces débats sur le fait qu’il faille ou non accepter de nouveaux migrants en Europe ou aux États-Unis, c’est bien parce qu’une part importante de la culture des nouveaux arrivants perdure. J’ai personnellement travaillé sur cette question en tant qu’anthropologue de la créolisation culturelle, et je crois que si l’on veut garder le terme de créolisation que propose Glissant pour caractériser le phénomène de globalisation culturelle, ne serait-ce que parce qu’il valorise le fait créole et donc notre culture, il faudrait alors parler de néo-créolisation. Le concept de « rupture générationnelle » est un exemple de la richesse des travaux de Jean Bernabé d’un point de vue philosophique.

En plus d’un Jean Bernabé linguiste, activiste, penseur, il y a aussi un Jean Bernabé écrivain. Il a en effet publié des romans qui relevaient de l’école de la Créolité, dont il a été l’un des fondateurs, avec Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau. Bernabé a ainsi produit 4 romans avant de quitter l’université.

Donc si l’on veut résumer les tracées de Jean Bernabé, on peut relever celles du linguiste spécialiste du créole, de l’activiste défendant la langue et la culture créoles, du philosophe et de l’écrivain. Tous ces aspects ont été exposés, analysés lors d’un colloque que j’ai organisé dans le cadre du CRILLASH, sur le campus de Schœlcher en Martinique, en 2017, année de son décès. Il en est ressorti un ouvrage intitulé Tracées de Jean Bernabé, codirigé par Corinne Mencé-Caster, Raphaël Confiant et moi-même, dans lequel une trentaine de chercheurs décryptent ces quatre aspects de sa trajectoire.

La première de couverture du livre Tracées de Jean Bernabé

Son œuvre a également eu un impact dans d’autres territoires de la Caraïbe. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Jean Bernabé est à l’origine du concept de « Bannzil kréyol » (archipel créole), qu’il a proposé lors d’une réunion de créolistes à Sainte-Lucie en 1981, et qui était un appel à une fédération culturelle des pays créolophones, laquelle a eu des conséquences dans la Caraïbe et dans l’océan Indien. Par ailleurs, dans le cadre du DULCCR, les membres du GEREC partaient chaque week-end à la Dominique ou à Sainte-Lucie former des enseignants ou des militants du créole de ces pays. Le GEREC a aussi collaboré avec des linguistes haïtiens, notamment Pierre Vernet, d’heureuse mémoire, qui venait souvent dispenser des cours à l’université des Antilles et de la Guyane à l’instigation de Bernabé et de Damoiseau. Enfin, Jean Bernabé a eu, de façon constante, le souci de la Caraïbe, et par-delà, de toutes les zones du monde où sont parlés des créoles, singulièrement ceux à base lexicale française. Et il représente pour les chercheurs natifs ou étrangers travaillant sur ces aires, un modèle d’universitaire en action, d’intellectuel théorique et appliqué à la détermination rare.

Syanséka

Originaire de Guadeloupe, j’aime observer le réel et partager le fruit des lectures qu’il se plaît à m’offrir.

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