Claire Lefebvre : comprendre les processus cognitifs qui président à la formation des langues créoles
Claire Lefebvre est une linguiste canadienne qui depuis plus de 40 ans se consacre à l’étude des langues créoles dans les Amériques. Professeur émérite de l’Université du Québec à Montréal, elle a formulé une théorie présentant la dynamique qui permet la formation de ces langues. Elle est connue comme faisant partie des chercheurs qui ont le plus étudié les liens entre ces créoles et leurs langues sources. Dans le cas des créoles antillais, ces langues sources sont les langues d’Afrique de l’Ouest (les langues dites substrates) d’une part, et les langues européennes (les langues dites superstrates), d’autre part. Elle explique ainsi la contribution respective de ces deux groupes de langues dans la formation des créoles de cette zone géographique. Nous nous sommes entretenus avec elle afin qu’elle nous présente ses travaux.
Pouvez-vous présenter les grandes étapes de votre travail de recherche ?
D’abord, ma thèse de maîtrise à l’Université de Montréal portait sur des aspects du créole martiniquais et ma thèse de doctorat à l’Université de Californie à Berkeley sur la langue Quechua parlée par les descendants des Incas dans les Andes péruviennes. Ensuite, je suis revenue au Québec où l’on m’a offert un poste au département de linguistique de l’Université du Québec à Montréal. Dans mes cours j’avais quelques étudiants haïtiens qui voulaient travailler sur le créole haïtien. Avec eux, on a créé un projet qui s’est développé en programme de recherche auquel je me suis consacrée pendant 40 ans. Parmi les extensions du projet initial il y a eu l’étude des langues de la famille Gbè de l’Afrique de l’ouest, celle du français du XVIIIe siècle, celle du Papiamentu (Curaçao) et celle du Saramaccan (Surinam et Guyane française).
Pouvez-vous brièvement présenter le programme de recherche sur lequel vous avez travaillé pendant 40 années ?
Un premier projet a donc commencé avec des étudiants haïtiens qui étaient en maîtrise et qui voulaient étudier leur langue. On a écrit un premier livre. Dans une autre étape, on a intégré les langues d’Afrique de l’Ouest et le français du XVIIIe siècle. Au Québec, nous sommes en quelque sorte des locuteurs de ce français du XVIIIe siècle. Donc, dans notre équipe, nous avions des étudiants québécois francophones, des étudiants Haïtiens et des étudiants d’Afrique de l’Ouest, locuteurs des langues Gbè, inscrits à la maîtrise ou au doctorat. (Les locuteurs des langues Gbè étaient numériquement très importants au moment du peuplement d’Haïti.) Nous avions aussi des professionnels de recherche détenteurs d’un doctorat en linguistique.
Vous personnellement, quelle est la théorie que vous avez développée dans le cadre de ces projets ?
Les premières théories sur les langues créoles ont tenté de caractériser ces langues de façon descriptive : ‘codes réduits’, ‘ pidgins nativisés’, ‘ formes cristallisées de mauvaises acquisitions de langue seconde’, etc. Dans les années 80, il y a eu une théorie très populaire qui stipulait que les créoles reflètent les propriétés de la grammaire universelle. Nous ne nous sommes placés dans aucune de ces optiques. Nous avons plutôt cherché à documenter la façon dont ces langues sont créées en étudiant les processus cognitifs qui entrent en jeu dans leur formation. Par hypothèse, cette démarche devait conduire à l’explication des propriétés de ces langues. Nous avons développé un test de l’hypothèse. Ce test consiste en la comparaison systématique et détaillée des entrées lexicales et des structures d’un créole et de ses langues sources.
Lorsque vous parlez de processus cognitifs, cela signifie-t-il que vous avez cherché quels sont les mécanismes qui sont en place dans le cerveau et qui permettent la création de ces langues ?
Oui, notre hypothèse était que les processus qui entrent en jeu dans la formation des langues créoles sont les mêmes que ceux qui participent à la formation et au développement des langues en général. Ce qui est particulier dans le cas des langues créoles c’est que ces processus s’appliquent de façon plus dramatique en termes de fréquence que dans les autres cas de changement linguistique.
Est-ce que c’est ce que vous avez appelé la relexification ?
Oui. Il y a la relexification. Ensuite, il y a le nivellement des dialectes et la grammaticalisation de certaines entrées lexicales. Il y a également d’autres processus qui entrent en jeu dans la formation des langues créoles mais ces 3 sont ceux que nous avons documentés plus en détail.
Pouvez-vous expliquer ces 3 notions ?
Chaque item lexical dans une langue contient 2 types d’information : l’étiquette, qui est en quelque sorte le nom d’un mot, et des informations sur les propriétés sémantiques et syntaxiques de ce mot. Dans la relexification ce qui est impliqué c’est l’étiquette du mot, mais pas les autres propriétés. Par exemple, considérons les pronoms personnels du créole haïtien. Le pronom Nou s’utilise pour référer à la 1re et la 2e personne du pluriel. En français, par contre Nous ne s’utilise que pour la 1re personne du pluriel. D’où vient cette propriété supplémentaire du pronom Nou du créole haïtien ? Si on regarde les langues africaines en présence lors de la formation du créole haïtien, en particulier les langues Gbè, on trouve que le même pronom est utilisé pour la 1re et la 2e personne du pluriel. Cela montre que dans le processus de relexification, les créateurs du Haïtien ont conservé les propriétés du pronom de la 1re et la 2e personne du pluriel. Ils n’ont changé que l’étiquette qui, elle, vient du français. C’est cela la relexification, aujourd’hui appelé ‘réétiquetage’ (relabeling’ en anglais).
Passons maintenant au nivellement des dialectes. Dans la création des langues créoles, il y a toujours plusieurs langues substrates impliquées. Par exemple, pour le créole haïtien, il n’y a pas une mais plusieurs langues africaines. Là où ces langues diffèrent, les nouvelles entrées lexicales créées par le réétiquetage auront possiblement des propriétés légèrement différentes d’un locuteur à l’autre. Quand le créole devient la langue d’une communauté, il peut se produire un nivellement des dialectes. Autrement dit, les locuteurs font consensus, de façon tacite, sur les propriétés de l’une des entrées lexicales correspondantes. On explique cela par des facteurs sociaux. En général, le groupe le plus important impose sa version. L’importance peut se mesurer par rapport au nombre de locuteurs d’une des langues en présence, par rapport à l’influence d’un groupe sur les autres, etc. Les facteurs sont toujours sociaux et non linguistiques.
La grammaticalisation est un processus par lequel un item lexical devient un item fonctionnel, par exemple une préposition devient un marqueur de mode. La grammaticalisation est un processus qui s’observe dans toutes les langues du monde. Si on accepte que le processus de réétiquetage est le processus de base dans la formation des créoles, il est possible que, dans certains cas, il y ait des mots des langues substrates qui ne trouvent pas d’étiquettes correspondantes dans la langue superstrate. Cependant, éventuellement avec l’évolution du créole et la participation des enfants qui apprennent cette nouvelle langue comme première langue, il est possible que des items lexicaux soient grammaticalisés et reproduisent des morphèmes grammaticaux des langues substrates.
Pour vous, il n’est pas possible de parler de formation du créole sans considérer les langues d’Afrique de l’Ouest. Est-ce bien le cas ?
Les langues d’Afrique de l’Ouest pour les créoles Antillais. Mais, il faut savoir que ‘le créole’ n’existe pas. Il y a des créoles dans toutes régions du monde et ces langues reflètent l’histoire linguistique de ces régions. Dans le cas des créoles antillais, on ne peut pas parler des langues créoles sans faire référence aux langues d’Afrique de l’Ouest car il s’agit de l’input de base. Dans d’autres parties du monde, il y a d’autres langues substrates.
Cela signifie donc que le mot « créole » désigne des langues qui n’ont pas nécessairement de lien les unes avec les autres ?
Absolument, il y a une grande diversité de langues créoles sur tous les continents de la planète. C’est pour cela que je dis qu’il faut parler ‘des créoles’ et non pas ‘du créole’.
Aussi, on parle des créoles à base lexicale française, anglaise, espagnole ou autre, mais on ne devrait pas les désigner ainsi. Par exemple, les créoles à base lexicale française sont très différents entre eux selon qu’ils sont parlés aux Antilles, à Madagascar ou en Asie. Ceci est dû au fait que l’input premier est constitué des langues substrates, qui sont différentes en ces trois endroits du globe, et non des langues superstrates.
Serait-il plus juste de faire référence à une base lexicale africaine ?
Non, il faut bannir cette nomenclature qui ne rend pas justice à ce que sont les langues créoles. Les langues créoles sont des langues créées dans un contexte multilingue où des locuteurs de langues différentes sont mis en présence d’une façon assez dramatique (par exemple l’esclavage). Ces personnes doivent se trouver une langue commune. La création d’un créole vient répondre à ce besoin au moyen des processus principaux que j’ai précédemment identifiés. À travers l’histoire, beaucoup de langues créoles ont été créées.
Pour les personnes issues des Antilles françaises et d’Haïti par exemple, quelle appellation serait la plus juste pour désigner leur langue ?
Ce pourrait être le créole guadeloupéen, le créole martiniquais ou le créole haïtien. Et pourquoi pas le Guadeloupéen, le Martiniquais ou le Haïtien ?
Concernant les influences des langues africaines dans la formation des créoles antillais, on a vu ces dernières années émerger la théorie selon laquelle on pourrait retracer l’origine du créole à l’égyptien ancien. Pour vous en tant que linguiste, est-ce pertinent de poser cela ?
Cela fait 40 ans que je travaille sur les langues créoles et je n’ai jamais entendu cette proposition ni dans un congrès ni dans la littérature scientifique. Pour discuter de cela, il faudrait que je connaisse les arguments qui sous-tendent cette proposition. Mais, a priori, ma réponse est que ce n’est pas pertinent.
Vous classez les créoles antillais dans quelles familles de langues ?
Ça, c’est la question à un million de dollars. Pour ce qui est de leurs structures, je les classerais avec les langues africaines de l’ouest. Pour ce qui est des étiquettes des entrées lexicales, elles viennent en grande partie soit du français, de l’anglais ou de l’espagnol, selon le créole. Bien sûr, dans les créoles antillais, il y a aussi des rétentions de mots des langues d’Afrique de l’Ouest et des langues amérindiennes. Mais, si on considère l’ensemble du lexique, ce sont des exceptions. Alors à quelle famille de langues les créoles appartiennent-ils ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce sont des langues hybrides. Je renvoie la question à mes collègues spécialistes de la typologie des langues.
On ne peut donc ni dire que nos créoles sont des langues africaines ni dire que ce sont des langues européennes. C’est cela ?
Oui, mais ce n’est pas un mélange arbitraire. De mon point de vue, lorsque l’on considère ce qui vient du français et ce qui vient des langues d’Afrique de l’Ouest, tout est très ordonné, systématique et prédictible. C’est cela qui est intéressant.
Comment peut-on présenter en quelques mots ce qui permettrait de désigner ce qui est à l’origine de la création de ces langues ?
Comme je le disais précédemment, les processus qui sont impliqués dans la formation des langues créoles ce sont les mêmes que ceux qui sont impliqués dans le changement linguistique en général. Les langues créoles ne sont donc pas différentes des autres langues et elles possèdent toutes les propriétés des langues naturelles.
De nos jours, certains disent qu’il y a un processus de décréolisation dans nos territoires. Qu’en pensez-vous ?
Tout dépend de ce que l’on entend par décréolisation. Le terme est très ambigu et utilisé de façons diverses. Si on entend par décréolisation, la perte des traits qui viennent des langues d’Afrique dans le cas des créoles antillais, par exemple, je ne vois pas qu’il y a de décréolisation dans les Antilles. J’ai des données d’Haïti, de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane. Tous ces créoles ont des traits très importants des langues d’Afrique de l’Ouest. Par exemple, les constructions auxquelles nous nous référons par le terme redoublement verbal, les langues européennes ne les ont pas mais tous les créoles antillais les ont. C’est un exemple qui montre bien que le lien avec l’Afrique n’a pas été perdu. Et, il y en a bien sûr bien d’autres exemples de ce type.
Ceux qui en parlent généralement tendent à considérer que progressivement le créole serait en train de disparaître et que le français prendrait sa place. Est-ce possible ?
C’est possible parce qu’il y a beaucoup de langues qui finissent par disparaître. Ainsi, si une langue n’est plus parlée par ses locuteurs, elle n’existe plus. Pour que les créoles antillais disparaissent, il faudrait que leurs locuteurs cessent de les parler. Il ne me semble pas que ce soit le cas. Certaines personnes peuvent prononcer un mot avec un accent français ou utiliser plus de mots qui viennent du français moderne, mais dans toutes les langues on trouve ce genre de phénomène. Ce n’est pas particulier aux langues créoles. Donc, je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il s’agisse de décréolisation.
Dans notre région, les créoles sont désormais enseignés. Que pensez-vous de l’introduction de ces langues au sein des systèmes éducatifs et qu’est-ce que cela peut porter de plus aux jeunes ?
Je pense qu’il est très important que ces langues soient enseignées. Ici, à Montréal, on a une grosse communauté haïtienne. Et, j’ai pu constater que beaucoup d’enfants craignent de parler français parce qu’ils ont peur de faire des fautes. On leur dit qu’il faut qu’ils apprennent à mieux parler français, mais on ne leur donne pas la possibilité d’apprendre la différence entre le créole et le français. Si cela leur était enseigné, ils comprendraient qu’ils ont affaire à 2 langues différentes, avec un vocabulaire dont les étiquettes se rejoignent en partie, mais dont les propriétés sont différentes. Si on leur expliquait cela, ces enfants seraient beaucoup plus heureux, parce qu’ils n’auraient pas honte ou peur de ne pas réussir.
Cela signifie-t-il qu’il faudrait nécessairement mettre l’accent sur l’enseignement de la grammaire afin de permettre aux jeunes d’avoir une plus grande aisance dans chacune des langues et qu’ils puissent ainsi mieux évoluer dans leur société ?
La chose essentielle, à mon avis, est qu’il faut que les enfants puissent suivre un cours dans lequel ils apprennent les différences entre le français et le créole qu’ils parlent. Souvent les enfants refusent de parler parce qu’ils pensent qu’ils sont dans l’incapacité de le faire ou qu’ils sont ignorants. Mais, le problème est qu’ils n’ont pas appris les différences entre les langues. Ce n’est certainement pas leur faute, mais ils en souffrent.
Maintenant, il appartient aux sociétés créoles de décider s’il faut proposer un enseignement des différences entre un créole et sa langue superstrate ou proposer un enseignement en créole.
Selon vous, comment une théorie comme celle que vous proposez pour expliquer l’origine des langues créoles peut-elle nous permettre de mieux évoluer avec nos langues et de mieux comprendre ce qu’elles sont aujourd’hui ?
Je crois que ma théorie peut certainement aider les locuteurs des langues créoles à mieux comprendre le caractère hybride de leur langue et à retracer le partage systématique des propriétés de leur langue entre ses langues sources.
À partir du moment où le réétiquetage a été fait, les langues créoles évoluent comme n’importe quelles autres langues. Elles changent comme n’importe quelle autre langue. Donc, les processus que je présente sont là pour expliquer la façon dont les langues créoles se sont formées. Mais, le réétiquetage ne joue plus de rôle, ou sinon très peu, sur les pratiques actuelles ou sur l’évolution de la langue dans les sociétés.
Bibliographie sélective
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La professeure Lefebvre est aussi l’auteure de nombreux articles, chapitres et compte-rendus.