Chad, l’art en tête-à-tête avec la science
Figure majeure des arts plastiques de Guadeloupe, Chad (Pierre CHADRU) est à la fois Plasticien et Chercheur. Avec ses œuvres, il souhaite parler au monde. Avec la science, il espère mieux comprendre les problématiques auxquelles ont à faire face les artistes antillais et proposer des solutions pouvant permettre une plus forte présence de l’art caribéen sur la scène internationale. Afin de découvrir plus largement ces deux facettes de Chad, nous nous sommes adressés à lui pour qu’il nous livre ses réflexions.
Comment vous définissez-vous en tant qu’artiste ?
J’aime bien dire que je suis un chercheur. Je ne me définis pas comme une star, comme quelqu’un qui doit être sous les feux de la rampe ou comme quelqu’un qui doit servir de référence à qui que ce soit si ce n’est par la force de travail, et parfois par une certaine forme d’audace. J’aime bien Didier RAOULT quand il dit qu’un chercheur est par définition un sceptique. Autrement dit, il prend acte de ses expérimentations ou de celles des autres, qui entrent dans une méthodologie pertinente et non pervertie, et il agit avec des éléments concrets, tangibles. Dans le champ de la création artistique, les éléments tangibles sont pour moi mes références artistiques, mon expérimentation passée, les différentes projections que je peux faire à partir de réactions positives ou négatives à des œuvres d’artistes de référence ou alors des projections à titre complètement personnel nourries par des réflexions sociologiques, politiques, économiques, culturelles et parfois même géopolitiques ou métaphysiques.
Au fil des ans, vous avez fort probablement développé un style qui vous est propre. Comment présenteriez-vous votre art ?
En fait, à un certain moment, j’ai dû faire un vrai retour en arrière afin d’analyser mon parcours justement parce que je le trouvais un peu décousu. Et, j’ai voulu être clair sur cela. S’agissait-il vraiment d’un parcours décousu ? Dans ce cas, je l’aurais considéré comme une écriture personnelle. Ou alors il s’agirait de la même trajectoire, mais avec des réflexions différentes, des préoccupations différentes qui seraient à chaque fois revisitées sous l’angle de médiums différents, de techniques différentes, de supports différents ? Cela fait un peu plus d’une dizaine d’années que j’ai mené cette réflexion et ma conclusion, après l’analyse d’un parcours de 20 années, c’est qu’il y a une cohérence d’ensemble dans tout ce que j’ai pu faire. Cette cohérence, ce fil conducteur peut se lire à travers les différentes périodes : africaniste, amérindienne, sociologique, philosophique, et une dernière période qui commence à s’allonger que je qualifierai de métaphysique.
Comment définissez-vous la métaphysique ?
Au-delà du physique
Comment cela se manifeste à travers votre art ?
Aujourd’hui, j’ai bien pris la mesure de l’incidence de l’immatériel dans la création artistique. Et, j’ai bien compris qu’il fallait que je me positionne hors du champ réactif, traumatique, ou proprement sociologique pour pouvoir faire mes propositions et innover dans un certain nombre de problématiques artistiques. Donc, j’ai fait le choix de revisiter et réanalyser de fond en comble le fait énergétique dans la création artistique. Et je me rends compte que c’est une ligne directrice dans tout mon parcours même si cela a pu se manifester de façons très différentes. Ainsi, l’analyse du processus même de création a toujours sous-tendu mon parcours de création. Il s’agit de comprendre ce qui est mis en œuvre pour pouvoir créer tant chez moi que chez d’autres artistes dont j’ai étudié le processus de création. J’ai fait de la synthèse de ces recherches une méthode, un principe de travail qui est le mien aujourd’hui.
Quelles sont les caractéristiques de cette méthode ?
La façon dont je définis cette prise en compte de l’immatériel dans ma posture de créateur, c’est ce que je définis depuis quelques années comme une poétique matricielle ou comme une esthétique matricielle.
Cela signifie-t-il qu’à travers l’art, vous êtes passé par tout un processus qui vous a permis de dépasser des blessures du passé et les problèmes de la société dans laquelle vous vivez pour maintenant vous consacrer à une expérimentation censée vous permettre de grandir au niveau spirituel ?
Je ne me place pas dans une posture spirituelle. Je me place dans une logique de création qui se nourrit d’elle-même, donc qui s’est un peu coupée du flux émotionnel, sensitif, ou mental qui pourrait constituer un certain déterminisme voire même un conditionnement. J’ai été très sensible à cet aspect des choses. Dans mes recherches sur le processus de création concernant d’autres artistes, je me suis rendu compte qu’il y a des éléments redondants et significatifs qui peuvent expliquer pour quelles raisons un artiste a pu s’engager dans une direction technique, plastique, sémantique ou symbolique dans son travail par rapport à un contexte historique, sociologique ou à des enjeux sociopolitiques pouvant gouverner la création artistique.
Quels sont ces artistes qui vous ont influencé et que vous avez étudié ?
Il y a des artistes qui m’ont influencé jusqu’à ce que je fasse une synthèse de mon approche théorique du processus de création. Ce sont des artistes pour lesquels je trouvais un intérêt que ce soit esthétique, historique, filial, ou identitaire. Je reconnais avoir été très positivement influencé par ces artistes. Mais, c’était parce que je n’avais pas encore compris le côté subversif qu’il y a à se laisser influencer.
Peut-on tout de même avoir quelques noms ?
Je pense notamment à Wifredo LAM, à Jean-Michel BASQUIAT, à Sam FRANCIS, à Frida KAHLO. Mais j’ai compris l’importance de bien prendre en compte ce processus de création parce que dans un second temps il n’était plus question d’analyse esthétique mais de l’analyse d’enjeux qui dépassent l’art : des enjeux d’ordre sociopolitique, économique, qui concernent la reconnaissance ou la place des artistes afrodescendants ou plus spécifiquement franco-caribéens sur la scène internationale. Il va sans dire que les premières hypothèses sont que ce n’est pas une question de génie ni même de talent artistique. C’est une question de pouvoir. Donc, on n’est plus dans le champ de l’art. De ce point de vue, les références artistiques deviennent des références critiques. Je m’interroge sur la position des artistes sur la scène internationale. Ce sont des questions stratégiques. Je ne dirais pas que ces questions vont conditionner une certaine posture de création. Je peux ici faire référence à ma thèse en économie de l’art dans laquelle je pose la question de l’impact de la filiation esthétique occidentale dans la pratique artistique des afrodescendants et le lien de cette filiation avec leur reconnaissance sur la scène internationale. Quand on dit scène internationale, quelque part il faut quasiment entendre scène occidentale. Sauf que maintenant le centre de ce marché se déplace vers l’Asie : la Chine, Hong Kong, etc. Mais il n’empêche qu’il est de toute façon question de la même chose, ce sont des enjeux géoéconomiques.
Vous avez l’impression en tant qu’artiste guadeloupéen qu’il ne vous est pas possible de porter votre travail au plus haut niveau parce que vous ne vous inscrivez pas dans cette filiation ?
Il n’est pas nécessaire d’être dans une filiation esthétique occidentale pour exister en tant qu’artiste. Mais, force est de reconnaître que les artistes afrodescendants qui sont reconnus sur la scène occidentale sont des artistes qui ont plongé de plain-pied dans la filiation occidentale. D’ailleurs, ce sont des artistes qui ont été formés dans des écoles occidentales ou dans des écoles africaines, afro-américaines ou autres qui sont régies pas des textes qui formatent la création artistique et qui proviennent des canons pédagogiques occidentaux.
Vous avez développé votre propre méthode. Est-ce que cela signifie que vous pensez avoir développé une esthétique purement guadeloupéenne ?
Je ne suis pas sûr aujourd’hui que parler d’un art purement guadeloupéen soit un enjeu
important dans la logique de reconnaissance internationale. Je pense que ce qui est important c’est d’avoir une intégrité par rapport à ce qu’on met en œuvre. C’est donc ne pas faire preuve de lâcheté contrairement à un certain nombre d’artistes qui travaillent depuis 40 ans, voire même 50 ans et qui sont en mal de reconnaissance. C’est tellement plus facile de céder aux chants des sirènes et de faire comme les Occidentaux pour espérer avoir un regard un peu plus intéressé venant du marché international. C’est un manque d’intégrité dans lequel je ne tomberai jamais.
Dans votre processus de création, vous cherchez à créer quelque chose qui soit guadeloupéen ou vous voulez vous inscrire dans quelque chose d’autre ?
Pour moi et pour les artistes que je défendrai, parce que je suis en train de créer une organisation dans laquelle je défendrai des artistes afrodescendants, ce qui importe c’est l’intégrité dans la création artistique, sans revenir sur les vieux débats concernant l’identité caribéenne, la créolité, etc. Pour moi, les plus grands adeptes de la créolité sont des artistes compromis. Ils écrivent français mieux que le français. Il y a là quelque chose qui me dérange. Il est vrai que c’est de la littérature, mais le discours, la posture littéraires imprègnent les arts plastiques. Par exemple, la poétique de l’errance, le concept du tout monde d’Édouard GLISSANT ont imprégné tout un pan de la création plastique caribéenne des dix dernières années. Moi, j’ai toujours été un dissident par rapport à ce type de posture.
Finalement, que cherchez-vous à transmettre à travers votre art ?
La posture de l’artiste contemporain est toujours une posture de l’innovation. C’est pourquoi depuis une trentaine d’années, il n’y a plus de courants artistiques. Là, on est dans un vaste champ. C’est une posture subversive, souvent provocante et politiquement incorrecte. C’est bien ce qui fait son intérêt et sa valeur, même si l’art contemporain représente à peine 15 à 17 % du marché de l’art.
S’il faut parler très spécifiquement de ce que je mets en œuvre dans ma création, je suis dans la mouvance de l’art contemporain, qu’on appelle aussi l’art actuel, et mon travail s’inscrit dans ce que j’appelle une poétique ou une esthétique matricielle. Je travaille à partir d’une forme qui est toujours la même depuis plus de 20 ans et je questionne cette forme sous tous les plans : physique, énergétique, immatériel, plastique, spatial, lumineux.
Pouvez-vous préciser de quelle forme il s’agit ?
Il s’agit d’une forme qu’on associe à celle de l’œil ou du bouclier maasaï ou encore de la flamme. En fait, au début, cette forme était pour moi d’abord une flamme. C’est intéressant puisque le feu est à la fois quelque chose de formel et en même temps de complètement immatériel. Donc, c’était déjà les prémisses d’un questionnement sur l’énergie, sur le squelette immatériel qui fait que les choses sont debout. Et c’est ce qui m’a toujours intéressé. C’est la raison pour laquelle cette forme se métamorphose en permanence. Il s’agit bien sûr de métamorphoses internes. Je suis tel un scientifique dans un laboratoire, à qui on confie un objet qui vient d’on ne sait où et qu’on lui demande d’étudier. Alors, je le triture, je fais toutes les expériences possibles pour découvrir ce que c’est. C’est une forme inconnue et moi je tente d’élaborer des théories, des synthèses, des expérimentations et j’espère que tout ce que je vais mettre en mouvement va me permettre de définir cet objet que je ne connais pas au départ. Ce que je constate c’est que cette forme est multi-identitaire (multi-sémantique, multi-symbolique…). Il s’agit en fait qu’une manière de questionner l’humain que nous sommes…
Est-ce une façon de faire référence à la réalité de la population guadeloupéenne ?
Je ne m’inscris pas dans une problématique d’ancrage obsessionnel à un territoire ou à une aire géographique. Je m’inscris dans une posture universelle. Bien sûr, je suis guadeloupéen. Si j’expose dans un autre pays, on dira que je suis un artiste guadeloupéen. Mais, je ne vais pas, pour ma part, hisser une bannière guadeloupéenne. Je ne dirai pas que je viens défendre l’art guadeloupéen, mais l’art contemporain, dans la spécificité de ma démarche personnelle. Ce qui m’intéresse, c’est d’être un artiste du monde dans le monde.
Ce que je découvre dans mon laboratoire de recherche sur cette fameuse forme mystérieuse, je veux l’exprimer dans un langage qui doit pouvoir être compris par un Chinois, un Américain, par un Inuit du pôle nord, etc. Ce que je veux c’est que mon œuvre artistique soit reconnue dans le monde, dans le marché de l’art, sans que cette reconnaissance soit conditionnée par un quelconque jeu de pouvoir subversif. C’est ce sentiment universel que partagent tous les artistes.
Vous parliez de la difficulté que vous avez à positionner vos créations au niveau international. Mais, quels retours avez-vous à l’échelle de la Caraïbe et à l’échelle de la Guadeloupe sur vos créations ?
Je n’ai pas de difficultés à positionner ma création sur la scène internationale. En fait, je ne m’y suis jamais vraiment préoccupé. Mais c’est un projet qui devient aujourd’hui urgent. Tout artiste souhaiterait avoir la reconnaissance la plus large possible. Lorsque l’on est issu d’un territoire qui est une puissance économique et politique (USA, France, Royaume-Uni…), on brille dans le monde entier. Je ne pense pas que la Guadeloupe sera un jour une puissance économique mondiale. Autrement dit, la question de la reconnaissance est purement géoéconomique.
Cela signifie-t-il que les artistes guadeloupéens sont voués à ne jamais pouvoir obtenir de reconnaissance internationale ?
Je dis que nous avons ici une puissance économique et politique avec des collectivités, des institutions françaises et européennes. Nous pouvons circuler dans 27 pays sans passeport. Nous avons une puissance économique et politique animée par des personnes qui sont censées valoriser ce qui est créé dans ce territoire et faire que ce territoire rayonne, à condition que ces acteurs aient compris les enjeux de leur mission. Autrement dit, si ces acteurs simplement se rendent compte qu’il y a un enjeu économique dans les arts plastiques et qu’ils changent radicalement leur paradigme de décision, ce que nous avons comme moyens économique, politique et culturel peut servir au rayonnement de nos artistes afin de pouvoir être présents sur la scène internationale.
Vous faites là référence aux institutions locales ?
Absolument.
Quel serait l’enjeu que vous évoquez ?
Voulons-nous que l’art soit une puissance ? Les politiciens endossent une mission qui est le développement du territoire par tous les moyens. Ils n’ont pas à faire de choix discriminant dans la défense de telle ou telle filière économique. Leur rôle est de défendre toutes les filières économiques. Mais, il se trouve que nos décideurs sont à mille lieues de cela. Il n’y a actuellement ni marché de l’art ni filière économique de l’art en Guadeloupe ou en Martinique. Nous pourrions pourtant en avoir. Il suffirait d’organiser la production, la promotion et la distribution de l’art guadeloupéen. Et entre les deux, il y a tout un ensemble d’acteurs qu’il faut identifier ou former, puis nommer.
Donc, il y aurait la possibilité de créer des emplois en Guadeloupe grâce aux arts plastiques ?
Bien sûr.
Il y aurait, selon vous, une incompréhension au niveau des acteurs politiques à ce sujet ?
Absolument, mais on ne va pas attendre. Je pense qu’il faut prendre les choses en main parce qu’une filière économique ne compte pas que sur les décideurs politiques pour fleurir. Ce sont les acteurs économiques qui sont censés être les locomotives d’une filière économique.
Il faudrait donc que les entrepreneurs investissent aussi ?
Bien sûr.
Vous avez fait allusion à une agence que vous êtes en train de créer. Pouvez-vous nous en dire quelques mots et nous présenter vos projets à venir ?
Je suis dans une posture qui dépasse celle du simple artiste qui est dans son atelier et qui questionne des concepts purement artistiques. Il en est ainsi parce que je constate qu’il y a un manque d’acteurs locomotives des arts plastiques chez nous. J’ai donc décidé de faire une thèse en économie de l’art pour pouvoir comprendre les problématiques et proposer des solutions. Dans cette logique, des projets vont naître et notamment une agence pour la reconnaissance et le rayonnement des artistes afro-caribéens. Le but est que ces artistes puissent acquérir une place significative sur la scène internationale. C’est le projet final au bout de cette recherche scientifique. Globalement, comme je le disais, il n’y a pas de marché de l’art chez nous et il n’y a pas de filière. Il nous faudra donc créer la filière économique et ensuite créer le marché. Il nous faudra nous ouvrir sur la Caraïbe et ensuite tisser des ponts sur la scène internationale. Aujourd’hui, nous sommes dans l’urgence d’une vraie expertise de l’économie culturelle en matière d’arts plastiques. Il nous faut construire une filière et lui permettre de fleurir. Ce n’est pas gagné d’avance, mais il y a de bonnes stratégies qu’il faudrait expérimenter et qui pourraient donner des résultats surprenants.