Ama Mazama : dépasser la planification linguistique par défaut grâce à l’impératif afrocentrique
Africaine de Guadeloupe, Ama Mazama est une linguiste qui dans le cadre de ses travaux sur la langue guadeloupéenne s’est attachée à retracer les liens entre celle-ci et les langues africaines. Professeure à la Temple University à Philadelphie, elle fait partie des défenseurs de l’afrocentricité. Elle propose, ainsi, un regard sur les questions liées à la langue qui diffèrent grandement de celles communément admises dans nos sociétés. Elle nous présente ici les théories qu’elle développe à travers les recherches qu’elle mène.
Vous êtes linguiste, qu’est-ce qui vous a incité initialement à vous tourner vers cette discipline ?
Dans les années 1980, j’ai été étudiante en lettres et en philosophie à Bordeaux. Le cours de linguistique était alors obligatoire. J’ai beaucoup apprécié cet enseignement. J’ai découvert qu’il y avait des méthodes d’analyse des langues. J’ai donc décidé d’arrêter mes études de lettres et de philosophie et je me suis orientée vers des études de linguistique. Et, j’ai réalisé un doctorat de linguistique à l’université de la Sorbonne Paris 3.
Qu’est-ce qui vous a incité à travailler sur le créole ?
Pour moi, c’était tout à fait normal. C’est ma langue et donc le fait justement de réaliser des études de linguistique m’a permis de comprendre que toutes ces choses qu’on nous a inculquées, comme : « le créole n’est pas une vraie langue », « le créole est du mauvais français », ne sont que propagandes. Il n’y a pas de mauvais français. Il n’y a pas de langue qui ne soit pas une vraie langue, sinon elle ne permettrait pas de communiquer.
Aussi, au fil des cours que j’ai suivis et des lectures que j’ai faites, je me suis rendu compte de plus en plus de l’aspect politique, idéologique des discours sur la langue et des politiques linguistiques. Je me suis rendue compte que justement tout ce discours négatif sur la langue guadeloupéenne fait partie de cette politique française qui vise à dénigrer ce qui a trait à nous en tant que Noirs, en tant que colonisés. Ceci vise à présenter le français comme étant la langue par excellence.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est une politique linguistique ?
Tout État a une politique linguistique. Qu’elle soit affichée clairement ou non, il y a toujours une politique linguistique. Cela revient à assigner un statut particulier aux langues qui sont parlées. Par exemple, dans un espace où il y a plusieurs langues qui sont présentes, on se rend compte qu’il y en a une qui sera érigée en tant que langue officielle et d’autres seront ignorées, tandis que d’autres seront classées en tant que langues nationales sans être des langues officielles. Il y a différents statuts et le fait d’ignorer une langue a des implications profondes. Cela revient à marginaliser les locuteurs et à privilégier une langue définie comme étant officielle. Dans notre cas en Guadeloupe, le français est la langue privilégiée. Si on ne s’exprime pas en français, on est condamné à une certaine marginalisation sociale. Il s’agit justement du sujet de la thèse de doctorat que j’avais réalisée qui s’intitule Le créole guadeloupéen, un exemple de planification linguistique par défaut.
Parler de planification linguistique par défaut c’est parler du fait qu’une langue soit ignorée au sein d’une société ?
Absolument. Il faut comprendre que lorsqu’on décide d’ériger une langue au statut national ou officiel, on doit équiper la langue. On va décider d’un système d’écriture. Il faut savoir que sur les 6 000 langues qui existent dans le monde, il y a des systèmes d’écriture pour à peu près 200 de ces langues. Donc, qu’une langue soit écrite n’est pas du tout automatique. Il faut qu’il y ait une décision politique qui soit prise à un moment donné. Et, pour l’écrire, il faut créer un code. Il y a des spécialistes qui s’y attèlent et on fait alors l’inventaire des sons d’une langue puis on décide d’un système spécifique. On va aussi établir une grammaire. Ensuite, on tâche de diffuser ce code établi ainsi que les règles qui le régissent. Cela se fait généralement avec l’école. Tout cela est le fruit de conventions humaines.
Dans votre thèse, votre travail avait donc été de souligner le fait que l’existence de nos populations, leur humanité même, sont niées par une politique linguistique ?
C’est bien cela. Avec cet assimilationnisme linguistique, quand on nous dit que nous sommes français, ce qui est voulu c’est que progressivement nous arrêtions d’être nous-mêmes.
Pouvez-vous expliquer pourquoi la langue est liée à l’identité des individus ?
Il y a plusieurs aspects à considérer. La langue est produite par une culture donnée et parallèlement elle véhicule cette culture. Par exemple, il y a des choses que nous pouvons exprimer que dans notre langue, mais en français, il nous est difficile, voire impossible de trouver des mots afin de dire cette même idée. Il en est ainsi parce qu’il y a aussi un aspect émotionnel à considérer.
La langue revêt également un aspect psycho-socio-linguistique. Lorsqu’il y a un groupe d’individus qui parlent la même langue, il y a un lien social qui est très fort qui se crée entre eux. La langue devient un élément qui permet aux personnes de ce groupe de se définir. Cela nous intègre à une communauté. Mais, cela a aussi une fonction contrastive qui permet de se différencier des autres.
Le lien est donc clair entre la culture et la langue. D’une part, il y a la culture que nous véhiculons et que nous transmettons avec la langue. Et, il y a le fait d’appartenir à la communauté qui s’exprime dans cette langue.
Pouvez-vous expliquer pourquoi vous parlez de langue guadeloupéenne et non de créole ?
Je parle de langue guadeloupéenne et non de créole parce que le terme « créole » au départ signifiait « un Blanc né dans une colonie ». Utiliser ce mot pour désigner la langue donne l’illusion d’un grand melting pot avec cette idée dite créole que nous partagerions. Alors qu’en fait il y a des antagonismes socio-historiques qui sont très importants et que nous devons régler. Ce n’est pas en parlant de créole ou de créolité que nous règlerons ces problèmes qui perdurent.
En fait, même le terme guadeloupéen est problématique parce qu’il ne vient pas de nous. Nous ne nous sommes pas nommés comme cela. Donc, je dis la langue guadeloupéenne à défaut de pouvoir dire autre chose. Mais, je préfère cela au terme « créole ». Je pense qu’il y a là un débat que nous devrions avoir.
Historiquement, est-ce qu’il y a quelque chose qui explique le fait que ce mot initialement utilisé pour désigner un groupe humain spécifique soit devenu un mot pour désigner une langue ?
En fait, ce n’est pas seulement à la langue qu’on se réfère quand on dit « créole ». Mais, cela n’a rien à voir avec nous. Il s’agit d’un mot qui nous a été imposé afin de définir nos réalités.
Les chercheurs chez nous font généralement référence au concept de diglossie afin d’évoquer le statut de la langue dans notre société. Qu’en pensez-vous ?
Je parle de diglossie, mais ce qui m’intéresse c’est l’origine de cette distribution sociale de la langue. Pourquoi pouvons-nous parler notre langue dans certaines sphères et pourquoi dans d’autres est-elle interdite ? Il y a bien une réalité qui permet de constater cette diglossie. Mais, quelle en est la cause ? Il n’y a pas de conflit linguistique. Il y a des conflits entre humains. Il y a un groupe qui se sert de la langue pour opprimer un autre groupe ou d’autres groupes afin d’imposer une suprématie.
Vous avez la particularité de défendre la perspective afrocentrique. Pouvez-vous nous expliquer ce dont il s’agit exactement ?
L’afrocentricité c’est du nationalisme culturel africain. Nous partons de l’idée que nous sommes Africains. Ce n’est pas parce que nous ne sommes plus en Afrique que nous ne sommes plus Africains. L’Afrique est en nous. Et, il est absolument impératif que nous nous prenions comme point de départ pour toutes analyses et tous comportements.
Si on regarde bien tout est toujours défini, analysé par rapport aux Occidentaux. Donc, on nous dit par exemple que Christophe Colomb a découvert l’Amérique, alors que nous savons que cela est absolument faux. Ils nous font croire que ce sont eux qui sont à l’origine des sciences, alors que l’on sait que ce n’est pas vrai. Leur point de vue est dit objectif, or épistémologiquement l’objectivité ne peut pas exister. Leurs valeurs sont présentées comme universelles, alors qu’elles ne représentent que des valeurs appartenant à un groupe humain. De plus, elles ne sont pas positives donc nous n’avons aucun intérêt à continuer à les assimiler.
L’afrocentricité c’est nous remettre au centre de notre propre existence. D’un point de vue intellectuel, c’est analyser les choses de notre point de vue. Si on considère la langue guadeloupéenne, cela implique de se détacher du modèle imposé qui incite à aller chercher son origine ainsi que les éléments permettant de comprendre sa structure dans des langues de France et de nier l’apport africain. Dans le cadre de mes recherches, j’ai cherché à mettre un terme à cela.
Dans nos sociétés actuellement, les chercheurs ont tendance à mettre l’accent avant tout sur le métissage. Il est généralement posé qu’on ne peut pas vouloir privilégier un héritage par rapport à un autre. Que diriez-vous par rapport à cela ?
Je trouve que c’est vraiment de la mauvaise foi. La population guadeloupéenne, jusqu’à aujourd’hui, est quand même majoritairement d’origine africaine. Cela se voit dans les phénotypes. Notre population trace ses origines de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale, plus particulièrement le Congo.
Certains cherchent à mettre avant tout le métissage en parlant de nos réalités. Mais, qu’est-ce qui nous fait vibrer culturellement ? Qu’est-ce qui résonne en nous ? Qu’est-ce qui nous touche plus que tout ? Il y a bien sûr eu différents apports culturels dans notre société. Et, j’applaudis ces groupes qui pratiquent leur culture, qui l’enrichissent, qui rentrent à leur Terre mère. Mais, il est hors de question de nier, selon moi, que le substrat, la base même, de la culture guadeloupéenne est africain. Ce sont les Africains qui ont construit ce pays. Ce sont les Africains qui étaient dans les champs de canne. Les Indiens ont été là, mais bien après.
En quoi le fait de vous fonder sur cette perspective afrocentrique, vous apporte une meilleure lecture en tant que linguiste ?
Il m’est possible grâce à cela de faire le parallèle entre la langue guadeloupéenne et les langues d’Afrique. Au lieu d’expliquer les structures linguistiques du guadeloupéen à partir de déviances de la langue française, maintenant je peux donner une définition positive de ma langue. Par exemple, quand je dis « moun la » on voit que contrairement au français l’article défini est placé suite au nom. Mais, ce n’est pas une déviance par rapport au français. Toutes les langues africaines ont cette structure du nom suivi de l’article défini. Donc, cela permet de trouver des réponses. Il y a le modèle africain qui est là et qui explique pourquoi nous parlons comme nous le faisons. Il en est ainsi parce que ceux qui ont créé la langue étaient des locuteurs de langues africaines donc ils se sont appuyés sur les structures qu’ils connaissaient pour créer le guadeloupéen.
Certains spécialistes affirment qu’il n’existe pas un modèle africain, mais qu’il existe différents groupes de langues en Afrique. Donc, quand vous parlez d’une origine africaine, comment vous situez-vous par rapport à ces classements qui sont fait pour catégoriser les langues africaines ?
En Afrique, il y a à peu près 2 000 langues. Et, il y a à peu près 100 groupes culturels linguistiques africains qui ont été sollicités au moment de la traite négrière organisée par les Occidentaux. En Guadeloupe, il y a différents groupes qui sont arrivés, mais il y a particulièrement 2 groupes qui ont été prépondérants durant toute la période de l’esclavage : c’étaient les Kongos et les Igbos. C’est ce que les historiens de cette période nous disent. Donc, cela réduit considérablement les langues à prendre en compte. Cela ne signifie pas qu’il faille ignorer les autres groupes. Mais, dans le cadre de mes recherches, je me suis intéressée particulièrement au groupe Kongo et j’ai été considérablement frappée par les similitudes.
De plus, il faut savoir qu’il existe des universels au niveau des langues africaines. Par exemple, on peut reprendre l’exemple précédent avec le nom suivi de l’article défini. Il en est de même avec les adjectifs possessif et démonstratif. On peut considérer aussi le syntagme verbal avec l’utilisation de morphèmes pour exprimer le temps et l’aspect. Tout ceci existe aussi dans notre langue. Alors qu’en français, il y a un système avec des terminaisons. D’ailleurs, Cheikh Anta Diop, parlait de ces points communs existants entre les langues africaines.
Donc, selon vous, il existe plus de similitudes que de différences entre les langues africaines et la langue guadeloupéenne ?
En tout cas, c’est ce que j’ai constaté.
Faudrait-il alors considérer que le guadeloupéen est une langue africaine créée dans les Amériques ?
Je considère que le guadeloupéen est une langue africaine. Il y a des interrogations concernant le lieu où il est apparu. A-t-il été créé en Afrique ou dans les plantations ? Mais, quelque part ce n’est pas le plus important. Pourquoi je dis cela ? Parce que si on reprend les critères qui sont utilisés par les linguistes afin de définir une langue, on s’intéresse à la structure de la langue. C’est pour cela, par exemple, que l’anglais qui a une grande part de vocabulaire d’origine latine est pourtant classé comme langue germanique. Quand on s’intéresse à la structure du guadeloupéen, on constate que sa structure est très similaire à celle des langues qui sont parlées sur le continent africain. Donc, de ce point de vue, j’applique cette même logique et cela me permet de dire qu’il s’agit d’une langue africaine.
Vous rejetez donc les appellations du type « créole à base lexicale… » ?
Absolument, tel que le dit le linguiste trinidadien Mervyn Alleyne, la tradition est de désigner une langue en fonction du peuple qui la parle. C’est pour cela que le français est parlé par les Français, l’anglais par les Anglais, etc.
De plus, la structure est l’élément utilisé en linguistique comme critère d’identification d’une langue. Rien ne justifie qu’il n’en soit pas fait de même pour notre langue. Cela n’a pour objectif que de nous pousser à penser notre langue à partir d’un modèle européen. C’est une position très eurocentrique.
Ces dernières années, il y a eu une recherche qui est devenue très populaire qui dit que l’on pourrait retracer l’origine de notre langue en remontant jusqu’à l’Égypte antique. Confirmez-vous cela ?
Sincèrement, il ne s’agit pas là d’une chose que j’ai étudiée de près donc je préfère ne pas me prononcer là-dessus. Je sais qu’il y a des travaux qui ont été faits sur cette question, je dirais juste que je pense que cela a un sens et je comprends qu’on puisse aller dans ce sens.
Pour revenir sur la question de l’équipement de la langue, nous avons un code qui existe qui a été établi par des chercheurs. Qu’en pensez-vous ?
Tout dépend de pourquoi il y a eu codification. C’est le G.E.R.E.C. à l’époque qui a proposé ce code et sa position était que toutes langues à vocation à être écrite. Mais, comme je le disais précédemment, ce n’est pas vrai. C’est même exceptionnel pour une langue d’être écrite. Sommes-nous là dans une démarche eurocentrique selon laquelle nous devons écrire notre langue parce que le français est écrit ? Ou sommes-nous dans une démarche revendicatrice et anticolonialiste même ? Donc, la réponse n’est pas forcément simple. Tout dépend de ce que l’on va en faire. En Afrique, par exemple, les missionnaires chrétiens se sont appliqués à développer des codes écrits afin de traduire la bible pour mieux faire intégrer les principes de servilité, de dépendance spirituelle, etc. Tout dépend donc de la raison pour laquelle on utilise cette codification, ce que l’on va écrire dans cette langue et à quelle fin.
J’avoue que ce qui m’aurait vraiment fait plaisir c’est que nous n’ayons pas du tout utilisé les symboles latins. Il y a plein d’alphabets dans le monde. Nous aurions pu en inventer un. Il existe de nombreux scripts. Les Éthiopiens, les Arabes, les Japonais, les Chinois ont leurs propres scripts par exemple.
Pensez-vous qu’il s’agisse d’un frein pour nous ?
Oui, mais encore une fois tout dépend de votre intention politique. Cherchez-vous à vous démarquer de l’Occident ou cherchez-vous à vous inscrire davantage dans sa logique ?
Mais, devrions-nous toujours chercher à nous positionner par rapport à un système ? Ne pouvons-nous pas tout simplement chercher à être nous ?
Mais, nous sommes dans une situation d’oppression. Nous n’avons pas le choix. Je ne peux pas nier le fait que la Guadeloupe soit colonisée par la France. C’est ma réalité de colonisée. Pour moi, tant que nous n’aurons pas mis un terme à cette situation de colonisation, nous ne pourrons pas vraiment être nous-mêmes. Ce que l’on mange, les vêtements que l’on porte, les noms que nous avons et tout ce que l’on fait, sont déterminés par le fait que nous sommes des colonisés. Dire le contraire c’est se leurrer. Il ne s’agit pas pour moi d’être en opposition juste pour le plaisir. Mais, cette violence que nous subissons est permanente.
Depuis le début des années 2000, notre langue a été intégrée dans le système scolaire. Que pensez-vous de cela ?
C’est très ambigu. Le créole a été intégré dans le système éducatif en tant que langue régionale. Il faut comprendre que cela peut donner de beaux baobabs tout comme cela peut générer une subordination mentale. La langue définie en tant que langue régionale peut être perçue comme ayant une moindre valeur par rapport à une autre qui bénéficie d’un statut considéré plus prestigieux.
Cela peut être aussi une façon d’évacuer des conflits latents. On ne peut plus vraiment traiter de certaines problématiques maintenant puisque la langue est enseignée. Ceci dit, elle n’est même pas obligatoire.
Vous ne considérez donc pas qu’il s’agisse d’une avancée de la place accordée à la langue par les institutions ?
C’est une façon de juguler la force de la langue comme le disait Dany Bébel-Gisler. De la part de l’état français, je pense que c’est de la domestication. Mais, c’est là encore à double tranchant. L’enseignant a un rôle clé à jouer. Ce qu’il proposera dans ses cours permettra de faire la différence.
Par rapport à ce que vous expliquiez précédemment concernant la politique linguistique, pourquoi ne considérez-vous pas qu’il y ait là un progrès ? Nous avons un code qui a été établi par nos spécialistes. Suite à des exigences émanant de nos territoires, la langue est désormais enseignée. Et pourtant, vous émettez des réserves.
Oui, parce que cela se fait toujours dans le cadre de la colonisation française.
Que nous faudrait-il alors pour pouvoir parvenir à une société équilibrée au sein de laquelle la langue puisse avoir la place qui lui revient ?
Cela ne peut se faire que dans le cadre d’un État indépendant. La France a en effet lâché du lest sous pression, mais cela peut s’avérer dangereux. Entrer davantage dans le système c’est aussi offrir plus à ce système la possibilité de vous définir, de délimiter les espaces dans lesquels vous allez vous inscrire, de vous décrire, etc. À la limite, je pense que parfois, il vaut mieux rester marron plutôt que de chercher à intégrer le système.
En évoluant constamment en état de marronnage, que pouvons-nous créer véritablement pour la langue ?
Nous pouvons préserver son potentiel révolutionnaire, sa capacité à mobiliser des forces contre une situation qui est inacceptable.
Si l’on considère la transmission intergénérationnelle, en état de marronnage, qu’avons-nous la possibilité de faire ?
Pour répondre, je vous demanderai alors : transmission de quoi ? C’est ça la vraie question ! Depuis que nous sommes ici nous transmettons. Nous le faisons à travers la tradition orale. Nous transmettons en dehors des institutions coloniales. Nous n’avons pas eu à attendre que la langue soit à l’école pour transmettre.
Vous ne considérez alors pas qu’il y ait un phénomène de décréolisation ?
Non, pas du tout. Il est vrai qu’un plus grand nombre de locuteurs a accès au français. Donc, sur le plan linguistique, il y a plus d’influences du français dans la façon de s’exprimer de certains. Mais, ce que l’on peut noter aussi à l’inverse c’est que le volume énonciatif du guadeloupéen a pris beaucoup d’ampleur. On parle beaucoup plus la langue en public. Notre langue est parlée beaucoup plus librement de nos jours. Il n’y a plus forcément cette stigmatisation qu’il y avait avant lorsqu’on associait la langue au fait d’être inculte ou ignorant. Cela, je l’attribue beaucoup à Kassav’. Dans les années 1980, notre rapport à notre langue et à nous-mêmes a carrément changé. Notre parole s’est libérée.
Cela nous renvoie à l’importance de l’oralité dans notre société et au fait que la transmission effectivement se fasse par ce biais avant tout.
Oui, avec la musique, notre rapport à la langue a carrément changé. Les discours selon lesquels « kréyòl sé lang a vyé nèg » et autres ne sont plus aussi prégnants dans notre société. Ce changement s’est opéré à partir des années 1980 avec Kassav’. Aussi, dans les années 1990, nous avons eu le groupe Akiyo qui est venu renforcer cela.
Que préconiseriez-vous aux personnes qui considèrent qu’il est important que nous ayons des supports écrits afin de favoriser la transmission aux plus jeunes ?
Je pense que nous pouvons nous engager dans la production de textes écrits. Il est juste essentiel que ce soient des supports que nous produisions et qui aillent dans le sens de notre conscientisation.
Donc, vous ne vous opposez pas à la production d’écrits. Ce que vous disiez précédemment relève de réflexions à mener ?
Absolument, la question fondamentale pour moi est : dans quel but ? Est-ce que vous voulez écrire pour imiter les Français ou autres ? Ou, voulez-vous écrire parce que vous avez vraiment quelque chose à dire ? Pour moi, la seule chose qui vaille vraiment la peine d’être dite c’est : parler de vous-mêmes, de votre point de vue et de conscientiser vos frères et vos sœurs.
Écrire juste pour traduire des productions d’autres populations, je trouve que cela est dangereux. Par contre, si vous écrivez des histoires qui viennent de vous qui sont faites pour inspirer, cela ne peut être que positif.
Considérez-vous que le guadeloupéen devrait-être beaucoup plus écrit ?
S’il s’agit de choses qui viennent de nous et qui sont faites pour inspirer nos populations, bien sûr que oui. Mais, l’oralité est aussi importante. Il y a des choses que l’on n’écrit pas.
Bibliographie sélective
On compte parmi les productions écrites portant sur la langue guadeloupéenne rédigées par le Professeur Mazama les titres suivants :
1987 Marie-Josée Cérol, Le Créole guadeloupéen : un exemple de planification linguistique par défaut, [thèse]
1991 Marie-Josée Cérol, Une introduction au créole guadeloupéen (avec une introduction du Professeur Claude Hagège), Pointe-à-Pitre, Guadeloupe : Jasor
1992 Ama Mazama, “What History tells us about the development of Creole in Guadeloupe,” New West Indian Guide, The Royal Dutch Journal of Linguistics and Anthropology, 1992. 34-47.
Ama Mazama, Les enjeux d’une littérature écrite en Créole guadeloupéen, L’Héritage de Caliban, Maryse Condé (éd.), Pointe-à-Pitre, Guadeloupe : Jasor. 17-39.
1993 Ama Mazama, « À Propos de la Planification du Créole Guadeloupéen, » Language Reform, Itsvan Fodor & Claude Hagège (eds), Hamburg: Buske-Verlag. 776-803.
1997 Ama Mazama, Langue et identité en Guadeloupe : Une Perspective Afrocentrique, Pointe-à-Pitre, Guadeloupe : Jasor
Le Professeur Mazama est aussi auteur de nombreux autres livres, articles et chapitres portant sur les langues dans la Caraïbe, les traditions et la spiritualité africaines. Elle a aussi été a l’initiative de la réalisation de films documentaires et de supports éducatifs.